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deux lieues plus avant ; l’alcade de Corona promettait le soir des bêtes de charge, et disparaissait le matin, au lieu de venir donner une raison quelconque. L’enlèvement des bourriques à la face du village, l’égoïsme des vieilles Indiennes dénonçant les bêtes cachées pour qu’on rendît leurs propres bourriques, l’alcade effrayé au milieu de ses administrés, et pas un Indien pour nous envoyer promener, ne sont-ce pas là des traits curieux et caractéristiques ? — Les Espagnols ont, de père en fils, imprimé à ces pauvres gens une terreur surnaturelle contre laquelle ils ne peuvent lutter. Il est reconnu dans le pays qu’un blanc fait tête à dix Indiens, et cependant, si d’un Indien vous faites un soldat, si vous lui donnez un fusil et lui commandez de se battre, il se battra jusqu’à la mort Cette bravoure d’obéissance et cette terreur surnaturelle des blancs restent pour moi un sentiment inexplicable.

Copacabana est un grand village situé sur le bord du lac de Titicaca. L’église, de construction élégante, fait l’orgueil des gens du pays. La madone à qui elle est consacrée est célèbre dans toute l’Amérique sous le nom de Notre-Dame de Copacabana, et a mérité la fondation d’un chapitre composé de quatre chanoines bien payés. Au temps des Espagnols le trésor de l’église était riche en ornemens d’argent et de pierreries ; mais le général Sucre et les Boliviens passèrent par là, et le trésor fut saisi por la patria. On ne laissa à la triste madone que la vieille robe de velours qu’elle avait sur elle le jour de l’acte révolutionnaire. Maintenant, de temps à autre, on vient bien faire un pèlerinage à nuestra Señora de Copacabana, mais on ne lui porte plus que de petits cœurs d’argent soufflé, et autres misères valant à peine quelques réaux. Une fois par an, le jour de sa fête, on y accourt de toutes parts, mais c’est pour manger et danser. En attendant l’arrivée de nos mules, qui avaient à faire le tour du lac, j’entrepris une excursion à l’île de Titicaca (ou Challa). Je consacrai deux jours à visiter les monumens péruviens qu’elle renferme, et dont M. de Humboldt nous a donné la description et le dessin.

Il est à remarquer que les Incas choisissaient pour leurs habitations les sites les plus pittoresques : ils étaient en cela, imités par leurs sujets, et partout où vous rencontrez un beau site, vous êtes assuré de rencontrer des ruines de maisons péruviennes. Pendant le temps que dura mon excursion dans l’île de Titicaca, je reçus l’hospitalité dans une grande ferme dont l’intendant mit beaucoup d’obligeance à me servir de truchement pour obtenir des Indiens tous les renseignemens en leur pouvoir sur les monumens de l’île. Je profitai de l’occasion pour savoir aussi quelle était la condition des Indiens cultivateurs des fermes, et voici ce que je recueillis. Règle générale, les indiens occupés dans les haciendas ne paient à l’état que 5 piastres de tribut. Ils travaillent pour le propriétaire une semaine sur deux ; le propriétaire,