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de sarcelles et de goélands nageaient paisiblement sur les eaux tranquilles du lac, et, se dérangeaient à peine pour laisser passer votre balza. Joignez à ces causes de rêverie le silence qui vous entoure et la marche insensible du radeau, et, pour peu que vous soyez d’un caractère paresseux et distrait, vous comprendrez qu’on puisse laisser couler ainsi de longues heures sans s’en apercevoir : c’est ce que je fis. Fatigué de regarder, j’ouvris mon alforjas, sorte de sac ou besace qui contient les objets que l’on veut toujours avoir sous la main, et je pris un livre au hasard. Le premier qui se présenta était le code civil de Santa-Cruz. Le général m’avait envoyé ses trois codes le jour de mon départ pour la Paz ; mes malles étaient fermées, et on avait fourré les trois volumes dans l’alforjas. Je parcourus bon nombre de pages j’y vis clairement établis les droits civils et politiques de chaque citoyen de la république, chaque action publique de sa vie sagement surveillée par les lois. À la fin de l’ouvrage je trouvai, comme annexe des règlemens et ordonnances pour la police des grandes routes, la navigation des côtes et des lacs de l’intérieur, le louage des voitures, mules et chevaux, etc. Cependant le vent avait cessé, et le bateau ne remuait plus ; mon batelier était accroupi comme un singe sur l’arrière de sa balza et mâchait sa coca avant de reprendre la perche pour ramer. Sa vue me rappela que sur un million d’habitans la république bolivienne comptait neuf cent mille citoyens semblables à mon batelier. Je fermai le livre, et me pris à admirer le courage de quelques hommes, qui, connaissant tous les bienfaits de la civilisation, ont entrepris de l’imposer à la masse inerte de leurs concitoyens incapables de la comprendre et d’en profiter.

À Oche, les effets furent débarqués et déposés à deux cents pas du rivage. « Monsieur le curé ? — Pas de curé. – L’alcade ? — Pas davantage. » Enfin une espèce de métis à trois quarts indien vint à nous pour avoir quelques cigares. « Arriverons-nous ce soir à Copacabana ? — Copacabana est à sept lieues d’ici !… – Ah ! traître, d’alcade de Taquiri ! ah ! faux bonhomme qui voulait aussi se débarrasser des blancs ! Comment faire ? — Mais, dit le métis, vous réembarquer sur les mêmes balzas qui vous ont porté à Oche, et aller à Onicachi, à trois lieues plus loin, y passer la nuit, puis demain achever par terre le reste de la route. » Le métis se chargea de faire pour moi des propositions aux bateliers de Taquiri, qui ne répondirent rien, et prirent leur course vers le lac : un instant après, ils étaient à la voile. Le métis alors nous procura deux baudets et deux Indiens qui, tous les quatre, furent chargés des effets, et je me mis en route, suivant tristement à pied mes malles, dont j’enviais le sort. Quatre lieues de pays par une nuit noire !… Il était dix heures, quand nous arrivâmes à Corona. Le propriétaire des baudets, qui avait accompagné ses bêtes, demanda un