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ou des fruits, mais bien des pommes de terre et de l’orge, lequel réusit rarement. De l’hacienda de Cumana jusqu’à Guabaya, hameau sur les bords du lac, je rencontrai un grand nombre de chulpas par groupes de dix ou douze. À Guabaya, je vis pour la première fois la plus singulière, la plus hardie et la moins coûteuse embarcation qu’il soit possible d’imaginer : ce sont de petits canots, nommés balzas, uniquement construits en roseaux. Figurez-vous deux paquets de joncs renflés dans le milieu et se terminant en pointe ; les deux paquets sont séparément ficelés avec des bandes coupées dans le roseau, puis accolés l’un à l’autre et fortement réunis aux extrémités par ces mêmes liens de roseau. Vous vous asseyez sur ce radeau, un Indien s’agenouille derrière vous et pagaie des deux côtes avec une perche de bois ronde. Quand il y a du vent, il dresse une autre perche de quatre à cinq pieds, à laquelle est attachée par des liens de roseau une natte également de roseau qui sert de voile, et vous voguez doucement mais lentement. Pour peu qu’il y ait de la brise, vous êtes trempé jusqu’aux os par les vagues qui roulent sur votre balza sans l’enfoncer ; si le vent est fort, vous ne manquez pas de chavirer, ce qui n’importe guère à l’Indien, arrivé par la misère au fatalisme le plus complet, mais ce qui est détestable pour un amateur qui se promène pour son plaisir sur le lac de Titicaca, comme il s’est promené sur les lacs de Suisse et d’Italie.

Le balza où je m’étais embarqué à Gubaya me conduisit à un hameau sans nom, dans une île qui ne se trouve sur aucune carte. Les Indiens, terrifiés par l’aspect de deux hommes blancs égarés à une telle distance des routes, nous firent entendre par signes qu’il n’y avait rien dans leur misérable demeure, et qu’à l’autre bout de l’île, il y avait un grand village où nous trouverions vivres et abri. En même temps ils s’emparèrent de nos effets et partirent en courant, dans la crainte que nous ne voulussions rester chez eux. Il fallut bien les suivre, et, après trois quarts d’heure d’une rude marche, nous arrivâmes à un autre village, à Pacco. Les porteurs demandèrent deux réaux et un peu de coca, et partirent enchantés de la libéralité des blancs qui avaient daigné leur accorder la valeur de vingt sous pour avoir porté, durant une lieue de montagnes, de lourdes malles et les selles de six mules.

Pacco est un joli village de pêcheurs, bâti entre le lac et la montagne que nous venions de traverser. Des deux côtés s’étendaient des champs d’orge et de pommes de terre, et à quelques lieues la vue s’arrêtait sur des groupes d’îles vertes et de presqu’îles s’avançant dans le lac. Les habitans nous entourèrent, et nous commençâmes à leur expliquer nos besoins, c’est-à-dire notre désir de manger, de dormir et de nous embarquer ensuite pour gagner Copacabana. De tout cela dit en bon espagnol, ils ne comprirent qu’une seule chose, c’est que nous voulions nous embarquer, et en grande hâte ils préparèrent