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plus assidûment que la comédie même, c’est-à-dire que la vie réelle. C’est là, sans doute, une méprise très grave, mais ce n’est pas une méprise irréparable. Si M. Augier ne connaît pas ou ne connaît que très incomplètement la société qu’il se propose de peindre, il est impossible de lui contester la faculté d’exprimer sa pensée, quelle qu’elle soit, dans une langue vive et pénétrante. Qu’il nous transporte dans les régions de la fantaisie, ou qu’il nous promène au milieu des détails de la vie familière, l’image ne lui manque jamais. Il dit très bien et très nettement tout ce qu’il veut dire ; sa parole ne bronche pas et traduit fidèlement sa rêverie ou sa raillerie. Il faut lui tenir compte de ce don précieux. Assurément, ce don, si éclatant qu’il soit, ne suffit pas pour former l’étoffe entière d’un poète comique. Trouver pour sa pensée une expression toujours docile et ne pas connaître dans toute sa profondeur, dans toute sa variété, le sujet qu’on veut traiter, c’est se présenter au combat avec une moitié d’armure. La parole la plus abondante ne remplacera jamais la justesse et la précision de la pensée. Or, pour atteindre à la justesse, à la précision, il faut partager sa vie entre le commerce des livres et le commerce des hommes, soumettre constamment les livres au contrôle de la réalité et comparer la réalité au témoignage des livres, et ne pas mettre en scène les personnages qui, depuis plusieurs siècles, ont disparu du monde des vivans. Quiconque n’est pas résigné à ce double travail doit renoncer au titre de poète comique. M. Augier ne connaît que trop bien les personnages traditionnels de la comédie ; qu’il étudie avec le même soin, la même ardeur, les personnages réels dont se compose la société moderne ; qu’il abandonne le puéril plaisir de rajeunir par l’expression les types autrefois justement applaudis, mais qui ont fait leur temps, pour le plaisir plus sérieux de créer des types nouveaux, c’est-à-dire des types qui nous offrent l’image fidèle du monde où nous vivons. Sans doute, c’est une tâche plus difficile, mais c’est la seule qui soit vraiment digne d’un poète comique, la seule dont l’accomplissement puisse fonder une solide renommée. Dès à présent, quoi que veuille dire l’auteur de la Ciguë, la parole lui obéit ; le rhythme et la rime se plient à tous ses caprices : qu’il demande ses pensées à la réalité au lieu de les demander à la fantaisie, et il pourra prétendre au nom de poète comique.


GUSTAVE PLANCHE.