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pût plus passer sans que cela l’empêchât de parler. Il faisait manger devant lui ses gens, et sentait tout ce qu’on leur donnait avec une faim désespérée. Le comte de Marsan mourut en cet état, qui frappa tout le monde, si fort instruit des rapines dont il avait vécu. Il semble que dans un tel état d’abâtardissement, d’abjection, les Guise n’eussent plus conservé le moindre vestige de leur ancienne puissance. Non-seulement ils avaient perdu toute dignité morale, mais, malgré la magnificence de quelques-uns d’entre eux, fondée sur ce qu’on appelait alors les graces du roi, ils ne jouissaient d’aucune indépendance de fortune, à ce point que plusieurs d’entre eux étaient réduits à la pauvreté.

Certes, on ne devait plus rien attendre de redoutable de ceux qui furent autrefois les Guise ; cependant ils faisaient encore illusion aux autres et à eux-mêmes. Il leur échappait du moins d’étranges boutades. Voici la plus singulière de toutes celles que raconte Saint Simon : « Le sang de Lorraine, si ce n’est par force, ne fut jamais pour aimer la cour, et moins pour s’attacher au sang de Bourbon. Cela me fait souvenir d’une brutalité qui échappa à M. le Grand, et qui par cela même montre le fond de l’ame. Il jouait au lansquenet dans le salon de Marly avec Monseigneur, et il était très gros et très méchant joueur. Je ne sais par quelle occasion de compliment Mme la grande-duchesse de Toscane (fille de Gaston, duc d’Orléans) y était venue. Le hasard fit qu’elle coupait M. le Grand et qu’elle lui donna un coupe-gorge. Lui aussitôt donna un coup de poing sur la table, et, se baissant dessus, s’écria tout haut : « La maudite maison ! nous sera-t-elle funeste ? » La grande duchesse rougit, sourit et se tut. Monseigneur et tout ce qui y était, hommes et femmes, à la table et autour, l’entendirent clairement. Le grand écuyer se releva le nez de dessus la table, regarda toute la compagnie toujours bouffant. »

Et le roi, que fit-il ? — Le roi se prit à rire.

C’est du moins ce qui est probable, mais M. de Saint-Simon n’est pas homme à en faire autant ; il prend la chose au sérieux. Pour lui, l’hôtel de Guise sous Louis XIV est toujours l’hôtel de Guise sous Henri III, et un prince de Vaudemont, fils naturel de Charles IV, duc de Lorraine, personnage fort célèbre autrefois, fort oublié aujourd’hui, contre lequel il s’acharne avec un redoublement de fureur, lui semble un Mayenne ou un Balafré. Il voit de nouvelles barricades dans l’affaire de la chaise à dos. C’était en effet une terrible entreprise ; on y reconnaissait la noire malice de « ces louveteaux que le cardinal d’Ossat a si bien dépeints dans ses admirables lettres. ». Vaudemont, ce ligueur de l’OEil-de-Boeuf, avait des jambes très mauvaises et très courtes ; il s’était avisé de s’asseoir sur une chaise dans le salon de Marly ; de là grande rumeur des ducs et de M. de Saint-Simon, plus duc que pas un.