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Comment Laïs, qui s’est vendue à Chalcidias, peut-elle espérer conquérir son amour même au prix de cent talens ? N’est-elle pas flétrie sans retour aux yeux de l’homme qu’elle aime, à qui elle a vendu ses caresses ? Chalcidias pourra-t-il jamais oublier le marché conclu avec Ariobarzane ?

Il y a cependant beaucoup de talent dans le Joueur de flûte comme dans les précédens ouvrages de M. Augier ; je peux même dire, sans flatter l’auteur, que plusieurs parties de sa nouvelle comédie se recommandent par un style plus ferme, plus précis que la Ciguë. Malheureusement, à côté d’un passage écrit avec une rare élégance, on trouve des vers empreints d’une grossièreté préméditée, qui blessent inévitablement toutes les oreilles délicates ; l’esprit le plus tolérant, le plus indulgent, le moins enclin à la pruderie ne peut se défendre d’un mouvement de dépit en voyant les images les plus gracieuses encadrées dans les plaisanteries du goût le plus douteux. Plusieurs des passages que je signale ont disparu entre la première et la deuxième représentation ; toutefois, bien que l’auteur, docile aux conseils de ses amis, se soit fait justice et n’ait pas hésité à sacrifier quelques douzaines de vers, il reste encore dans sa dernière comédie bien des taches qu’une main sévère devrait effacer. Le parti pris d’opposer la réalité grossière à l’image élégante et poétique est un procédé qu’il faut renvoyer aux esprits vulgaires ; tout homme qui prend au sérieux l’art littéraire doit s’en abstenir comme d’une habitude vicieuse. Qualifier les femmes de guenons, traiter les hommes de canaille, de coquins, de gredins, sans nécessité, sans que la situation appelle impérieusement l’emploi du langage trivial, ne sera jamais qu’un puéril caprice. Quoique M. Augier ait biffé prudemment les paroles que je souligne, il n’est pas inutile d’en tenir compte ; car les taches effacées dans le Joueur de flûte ont des sœurs trop nombreuses dans les précédentes comédies de M. Augier. Molière ne s’est jamais mépris sur le rôle des termes vulgaires. Quand il lui arrive de recourir à la langue triviale, ce n’est jamais à l’étourdie, c’est toujours à bon escient ; c’est qu’il a besoin de ramener sur la terre l’extase d’un amant, c’est qu’il cherche la comédie dans le contraste permanent de l’illusion et de la réalité. Ai-je besoin d’invoquer des exemples à l’appui de ma pensée ? Depuis l’École des Femmes jusqu’aux Femmes savantes, depuis George Dandin jusqu’au Médecin malgré lui, est-il possible de prendre Molière en flagrant délit de grossièreté préméditée ? M. Augier, qui a fait de Molière une étude assidue, saura bien me comprendre à demi-mot.

La langue, envisagée dans ses conditions fondamentales, abstraction faite de toute question d’élégance et de goût, n’est pas toujours respectée par l’auteur de la Ciguë et du Joueur de flûte avec un soin assez : scrupuleux : tantôt, parlant de l’argent et du bonheur, il dit que, si