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J’arrive à la scène que le public a couverte d’applaudissemens, à la scène où Julien, apprenant de la bouche même de Stéphane qu’il se prépare à partir, et qu’il ne partira pas seul, entame avec lui une discussion en règle sur le bonheur que nous assure l’accomplissement du devoir, sur le malheur, la honte et le désespoir que la passion nous promet. La vérité des sentimens, la franchise de l’expression, ne rachètent pas ce qu’il y a d’étrange dans cette scène. Toutes les paroles que prononce Julien, très bien placées dans la bouche d’un père qui voudrait éclairer son fils sur les dangers qu’il se prépare en méconnaissant la voix du devoir, adressées par un mari à l’homme que sa femme a promis de suivre, n’excitent plus qu’un sentiment d’étonnement. Et comme s’il craignait de n’avoir pas violé assez hardiment les lois de la vraisemblance, l’auteur, qui tout à l’heure confiait à Stéphane le soin de ramener Gabrielle, confie maintenant à Gabrielle le soin de ramener Stéphane. Il faut en vérité que Julien ait une bien haute idée des deux amans pour les charger tour à tour de leur mutuelle conversion ; c’est traiter la réalité avec un dédain trop évident. Si Gabrielle et Stéphane étaient sincèrement épris l’un de l’autre, pour toute réponse au sermon de Julien, ils partiraient, le laissant méditer à loisir sur l’impuissance des plus éloquentes maximes. Heureusement pour le mari, Gabrielle et Stéphane ne sont pas tellement aveuglés par la passion qu’ils osent braver la réprobation du monde. Ils se séparent sans effort, sans regret, comme deux cœurs fourvoyés par hasard dans les régions ardentes de l’amour, et qui ne demandent qu’à rentrer dans les régions tièdes et paisibles de la vie commune.

Les applaudissemens que le public a donnés à cette scène réduisent-ils à néant les objections que je viens d’exposer ? Je crois pouvoir dire non, sans mériter le reproche de présomption ; pour persister dans l’opinion que j’ai soutenue, je n’ai pas besoin de dire que le public s’est trompé. Les devoirs et le bonheur de la vie de famille, noblement compris, noblement exprimés, sont toujours assurés d’exciter dans l’auditoire une vive sympathie : le public a donc eu raison d’applaudir les sentimens placés dans la bouche de Julien ; mais personne, je crois, n’a le droit de voir dans ces applaudissemens l’approbation de la conduite que l’auteur prête à Julien. Je pense, pour ma part, que les maris exposés au même danger ne suivraient pas son exemple, s’efforceraient de regagner le cœur d’une femme égarée, au lieu de mettre leur bonheur à la merci de leur éloquence. Du moment, en effet, que le triomphe du devoir ou de la passion dépend d’une lutte oratoire, l’espérance du mari paraît présomptueuse ; il peut rencontrer dans l’homme qui aime sa femme une langue plus habile, une imagination plus éclatante. Ne faut-il pas alors que le devoir s’humilie ? Que devient la thèse choisie par M. Augier ? Il faut, pour affirmer qu’une femme