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toutefois se présentent en foule à l’esprit, et si Mme de Goehren veut assurer une forme belle et durable aux généreux sentimens qui l’animent, il faut qu’elle redouble d’attention et d’efforts. Mme de Goehren ne se préoccupe pas assez de la composition, elle ne connaît pas encore assez toute la valeur d’un plan réfléchi ; on ne sent pas dans ses livres l’intelligente volonté de l’écrivain qui doit présider à l’économie du travail, en distribuer habilement toutes les parties, et les enchaîner par les liens d’une logique secrète : de là des longueurs continuelles et des épisodes sans but. Pourquoi, dans le premier de ces romans, ce minutieux inventaire de la société de Breslau ? Pourquoi, dans Ottomar, ces peintures de la révolution allemande ? Quel rapport y a-t-il entre le développement d’une donnée morale et ce tableau prolongé de l’insurrection de Dresde ? Quelle a été enfin l’intention de l’auteur lorsqu’elle fait du jeune peintre, du timide et respectueux adorateur de la comtesse Alma, l’un des chefs de cette terrible émeute ? Tout cela est faux et sonne creux. Robert et Ottomar, diminués d’un tiers, gagneraient singulièrement en intérêt et en vitalité ; l’heureuse pensée de l’ensemble, se dégagerait avec lumière, au lieu d’être offusquée par d’inutiles détails. Et puis, d’où vient que l’auteur, en châtiant les lâchetés et les violences dont la vie mondaine est trop souvent le théâtre, se laisse prendre elle-même aux vanités de ceux qu’elle dénonce ? .Ces prétentions futiles sont d’un étrange emploi chez l’écrivain qui s’est donné un rôle si sérieux. Je crains, encore une fois, que Mme de Goehren n’ait trop pensé aux succès de salon ; je crains qu’en dévoilant les misères de la vie élégante, en attaquant les héroïnes suspectes de la comtesse Hahn-Hahn, elle n’ait voulu prouver cependant qu’elle appartenait elle-même à ces cercles d’élite, que les mystères lui en étaient connus, qu’elle en savait la langue et en revendiquait les privilèges. Cette vanité est puérile, et l’auteur en a porté la peine. Un tel mélange de fades coquetteries et de sentimens élevés accuse chez Mme de Goehren une préparation bien incomplète aux fonctions de moraliste. C’est sur ce point qu’elle doit se surveiller rigoureusement, et s’efforcer d’acquérir tout ce qui lui manque. Entre le bien et le mal, il faut que l’auteur choisisse ; son choix ne saurait être douteux : qu’elle le comprenne bien seulement, qu’elle se pénètre de la nécessité d’une inspiration unique, qu’elle affermisse son esprit et donne à ses nobles sentimens, encore un peu vagues et irrésolus, la sûreté d’une porte de philosophie morale.

Un des points les plus curieux de la littérature allemande à l’heure qu’il est, ce sont les efforts que fait la poésie pour se renouveler. Les inspirations politiques, depuis une dizaine d’années, l’avaient jetée dans une fausse route, et toutes ses tentatives pour en sortir méritent d’être signalées avec intérêt. Là comme chez nous les poètes dignes de ce nom se taisent depuis long-temps, ceux-ci ont veilli, ceux-là semblent dépaysés au milieu des générations nouvelles, quelques-uns même sont morts. Uhland a renoncé à son art et se réfugie dans l’étude de ses ancêtres, les Minnesingers du moyen-âge ; l’inépuisable Rückert n’emploie plus qu’à des traductions la merveilleuse souplesse de son style ; Justinus Kerner lui-même, si habile jadis à se créer un monde enchanté loin des bruits et des passions du siècle, Justinus Kerner, chassé, pour ainsi dire, du royaume de ses songes, est obligé d’écrire ses mémoires et de demander aux impressions de sa jeunesse l’oubli des choses présentes. Excepté