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nos yeux, son ancien type de curiosité, de chose étrange ; nous en sommes encore aux boîtes à thé, aux tours en porcelaine, aux petits pieds des dames chinoises, aux grandes queues des mandarins et aux magots. Singulière indifférence ! Ignorance coupable chez un peuple qui a de tout temps porté si haut la prétention d’exercer sur les événemens du dehors la plus large part d’influence ! Nous demeurons convaincus, sur la parole d’un roi de Prusse, qu’il ne doit pas se tirer un coup de canon en Europe sans notre permission ; mais nous ne réfléchissons pas que, depuis le jour où le roi Frédéric nous donnait le droit d’être si fiers, l’Europe n’a cessé d’agrandir l’horizon de sa géographie politique ; nous oublions cette vaste émigration d’hommes, d’idées, de marchandises, qui a rayonné vers les extrémités de l’Asie, par-delà les mers du Sud et des Indes ; nous ne songeons pas qu’aujourd’hui l’Europe est partout, et qu’il y a encore des contrées qui se demandent ou est la France.

Si la France ne veut pas ou ne peut pas s’associer, dès à présent, à ce grand mouvement, qui s’opère loin de l’Europe, mais dont l’Europe est demeurée l’ame ; si elle abdique, ou plutôt si elle ajourne toute pensée d’intervention commerciale et politique dans les régions de l’extrême Orient, il faut, au moins qu’elle se tienne au courant des faits, qu’elle observe la marche des événemens, qu’elle étudie les transformations auxquelles d’autres nations, ses rivales, attachent un intérêt si légitime ; en un mot qu’elle se prépare au rôle rieur et profitable que lui réserve peut-être un avenir plus heureux.


I

Trois nations européennes, l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne, possèdent de vastes territoires en Asie. L’Angleterre, après avoir consolidé sa puissance dans la péninsule de l’Inde, s’est avancée vers l’est ; elle vient d’atteindre les mers de Chine. La Hollande, refoulée au sud de l’archipel malais par le traité de 1824, s’étend successivement sur une longue rangée d’îles qui ne sont séparées les unes des autres que par d’étroits bras de mer, et qui se relient à Java comme les perles d’un même collier. Quant à Espagne, malgré ses révolutions intérieures et sa décadence maritime, elle a pu conserver l’archipel des Philippines, qu’elle doit au génie de l’intrépide Magellan.

Le vaste espace compris entre le détroit de la Sonde ; la pointe de Sumatra, le nord de Luçon et l’Australie ouvrait à l’exploitation de l’Europe une mine de richesse presque inépuisable. L’Angleterre et la Hollande se sont mises à l’œuvre, et elles ont fait merveille. C’est par centaines de millions qu’il faut compter la somme des produits qui s’échangent sur le littoral de leurs possessions. L’Espagne, autrefois si audacieuse pour la découverte ; si vaillante sur le champ de bataille de la conquête, a déployé, dans le travail pacifique de la colonisation, une activité moins rapide, et cependant le commerce de Luçon, la seule des îles de l’archipel qui soit exploité représente annuellement une valeur de 50 millions.

Dès que ces premiers établissemens furent créé, l’Europe, obéissant au mouvement d’expansion qui l’avait déjà portée si loin, chercha de nouvelles conquêtes. Après avoir pris possession des îles, elle s’approcha moins timidement