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rocher qu’elle veut atteindre à tout prix. Les hommes qui la suivent m’ont bientôt rejoint : ils me réchauffent les mains, me frottent le visage avec quelques gouttes d’eau-de-vie, me remettent debout. Mes yeux s’ouvrent, puis se referment ; la lumière du soleil levant m’avait ébloui. J’entends alors un cri de détresse qui m’arrache à ma stupeur ; je me relève… c’était la voix de Pepa. Elle s’était imprudemment avancée au-dessus d’un précipice que la neige tombée pendant la nuit dérobait à nos regards. Près de sombrer dans l’abîme, elle sentait sous le poids de son corps fléchir et céder cette nappe épaisse, mais trop peu solide. Je me précipite pour la secourir… la neige fraîche qui comblait l’étroite vallée se refusait à soutenir la jeune fille ; pouvait-elle me porter ?… Aux premiers pas que je fis en avant, j’enfonçai jusqu’au cou. — Mateo, Mateo, ne viens pas ! — criait Pepa. Et je reculai…. Un condor, descendu perpendiculairement du haut des airs, effleura de ses ailes gigantesques le visage de Pepa : elle eut peur ; cherchant à se dérober aux serres du grand oiseau, elle rentra sa tête dans ses épaules, fit un mouvement pour se cacher sous la neige, et ne reparut plus ! Nous restâmes quelque temps immobiles d’effroi et de douleur, les yeux fixés sur la place où s’était engloutie la jeune fille : nous ne vîmes plus rien que le soleil qui étincelait sur cette solitude glacée. J’étais sauvé, mais ma délivrance avait causé la mort de Pepa….

En achevant son récit, Mateo poussa un soupir et leva les yeux vers les cimes neigeuses des Andes. — Soyez franc, lui demandai-je ; avouez, la main sur la conscience, que vous finissiez par aimer Pepa, et que vous l’avez pleurée.

— Je ne m’en défends pas, répondit le Cordovès ; quand se déroulèrent à mes regards les verdoyantes vallées de la province d’Aconcagua, je regrettai vivement de n’avoir plus à mes côtés la pauvre fille… J’éprouvai un serrement de cœur. Elle eût si vite repris sa fraîcheur à l’air vivifiant de ces douces régions ! Au fond, cependant, je n’ai rien à me reprocher, si ce n’est d’avoir fait semblant de l’aimer autrefois, quand je m’arrêtais chez sa mère, à la esquina ; mais, mon ami, chacun a ses défauts. Pour mon malheur, j’ai celui de chercher à plaire à toutes les dames que je rencontre, et c’est un défaut capital dans un pays comme le nôtre, où se vérifie trop souvent le vieux proverbe : « Il ne faut pas jouer avec l’amour. »


THEODORE PAVIE.