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son sauveur, et je me disais : Mateo, tu ne l’abandonneras pas, ce serait une lâcheté !

Cependant nous sortîmes de la province de Cordova, et, arrivés sur la frontière de celle de San-Luis, nous dûmes nous séparer. Entrer en corps sur le territoire d’une province voisine, c’eût été courir le double risque de nous voir traités comme des rebelles ou poursuivis comme des brigands. Nous nous dîmes adieu, en nous souhaitant mutuellement bonne chance ; mes compagnons s’éloignèrent, et je restai seul avec Pepa. Ma première idée fut de la laisser à San-Luis, sous la garde de quelque respectable duègne ; mais, dès que je lui en fis la proposition, elle versa tant de larmes que je fus attendri, et je cédai. Ce jour-là, je compris qu’elle n’avait jamais aimé ni Fernando ni Gil Perez. Peut-être avait-elle pris au sérieux les complimens que je lui prodiguais autrefois sur la grâce de son chant ; peut-être aussi, après avoir été si long-temps opprimée et forcée de ne ressentir que de la haine pour ceux dont elle partageait forcément l’existence, éprouvait-elle le besoin d’aimer quelqu’un. Il ne lui restait plus de famille, le hasard m’avait jeté sur sa route dans une circonstance où je devenais son unique et dernier appui : elle se prit d’affection pour moi. Les attentions dont elle m’entourait redoublaient chaque jour ; elle veillait sur moi pendant mon sommeil, moins comme une compagne affectueuse que comme une esclave fidèle ; en un mot, elle continuait, sans s’en apercevoir, la vie vagabonde à laquelle la brutalité de Fernando l’avait condamnée, avec cette différence qu’elle s’y abandonnait librement.

Une fois les frontières de ma province franchies, je pouvais, sans trop de périls, me diriger à petites journées sur Mendoza, afin de traverser les Andes. J’avais du temps devant moi ; la révolution qui me chassait de Cordova n’avait pas éclaté encore dans les pays situés au pied de la Cordilière. Nous faisions halte dans les maisons de poste ; on nous y accueillait souvent avec assez de sympathie. Pepita passait pour ma sœur, et c’est en vérité le nom que je lui donnais au fond de mon cœur, à la pauvre enfant, car enfin je pouvais, par charité, l’associer à mon existence errante et me dévouer pour elle ; mais l’aimer… je vous jure que cela n’était pas. À Mendoza, je renouvelai l’offre que je lui avais déjà faite à San-Luis de la confier à une famille aisée qui aurait soin d’elle comme d’un enfant adoptif ; elle éclata en sanglots, puis se coucha à mes pieds en disant : « Mateo, si tu me quittes, je mourrai là, sur l’empreinte de tes pas ! » Je sais bien que ce ne sont pas là des choses qu’il faut prendre au sérieux ; mais encore n’ose-t-on pas pousser à bout une pauvre créature qui se fait si petite et si dévouée.

À Mendoza, je fus rejoint par quelques-uns de mes camarades qui se disposaient, comme moi, à gagner le Chili. En temps de guerre civile, quand on appartient au parti vaincu, le plus sûr, c’est encore