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toujours, et Fernando furieux répétait en la regardant : — Chante donc, Pepa !…

Les strophes que la jeune fille cherchait à se rappeler, et qui se pressaient tumultueusement dans sa tête troublée, jaillirent enfin comme l’eau d’une source qui se fait jour à travers un rocher. Palpitante d’émotion, les yeux baissés, elle entonna un romance triste et doux ; sa voix, d’abord mal assurée, devenait peu à peu plus claire et plus vibrante. Cette plaintive mélodie soulageait sa douleur, comme si elle eût versé un torrent de larmes. Attirés par ses chants, tous les gauchos se tenaient debout autour d’elle ; ils inclinaient la tête et l’écoutaient en silence, appuyés sur leurs sabres. Leurs visages, hâlés par le vent de la pampa et bronzés par le soleil, perdaient un peu de leur impassibilité habituelle ; il semblait que ces hommes aux cœurs endurcis ressentaient à leur insu quelque pitié pour la jeune fille. Les bras croisés, son chapeau pointu à petits bords abaissé sur le front, Fernando allait et venait devant Pepita ; il traînait doucement ses éperons sur l’herbe, en faisant le moins de bruit possible. Une agitation extraordinaire, qu’il ne pouvait maîtriser, contractait ses traits. Savourait-il le plaisir de la vengeance ? était-ce le remords qui s’éveillait en lui ? Peut-être ces deux sentimens opposés se combattaient-ils dans l’ame du gaucho. Tout à coup il s’arrêta et fit signe à Pepita de se taire ; puis, la conduisant par la main au milieu du camp, à l’endroit où étaient rassemblés les armes et les bagages : — Va te reposer au pied de ma lance, lui dit-il, et tâche une autre fois de nous chanter un romance plus gai que celui-là ! Malheur à toi, si tu arraches jamais une larme à quelqu’un de mes hommes !

La pauvre fille s’alla cacher à la place qui lui était assignée ; on n’en eût pas réservé d’autre au chien sans maître que le hasard aurait jeté au milieu de ces cavaliers errans. Quand Fernando s’approchait d’elle, Pepita pâlissait, un frisson parcourait tous ses membres ; mais le gaucho laissait tomber sur elle un regard indifférent et semblait lui dire : Je t’ai trop humiliée pour ne pas te haïr !

il la traîna ainsi à sa suite dans ses excursions à travers la pampa. Partout où elle passait, parée comme pour une fête, — Fernando l’ordonnait ainsi, — on l’appelait la femme du gaucho malo. La pâleur de son visage, l’expression de douleur répandue sur toute sa physionomie contrastaient singulièrement avec cette toilette recherchée ; mais bientôt cette toilette perdit de son éclat et se fana comme celle qui la portait. Quand, après des actes de brigandage, le muletier tombait dans ses humeurs sombres, il fallait que la jeune fille prît en main sa guitare et dansât devant lui. Cependant cette vengeance prolongée ne lui causait point tout le plaisir qu’il s’en était promis. Pepa dépérissait de jour en jour. En la voyant si morne, si abattue, Fernando se rappelait