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chariots rangés au pied de la colline ; on distinguait à peine, parmi les haies de cactus, les hautes tiges des agaves pareilles à des candélabres éteints. Les promeneurs regagnaient la ville au plus vite ; il n’est pas prudent d’errer le soir autour des plantations d’oliviers qui couvrent ce vallon solitaire, et bien des croix de bois piquées en terre sur le talus des fossés invitent le passant à prier pour ceux qui sont morts assassinés. Quand l’obscurité fut complète, quand au milieu du silence les eaux argentées de la Plata soulevèrent comme des masses inertes et opaques les navires mouillés au large parallèlement à la rive, Fernando détacha ses éperons pour marcher sans bruit, et s’enfonça dans les ténèbres. « Ah ! carretero, disait-il à voix basse, tu m’as rendu joueur ; tu es cause que je suis ruiné ! Tu répondras devant Dieu du sang que je vais verser ! » Et, prenant en main son couteau, il s’embusqua au tournant d’un chemin creux qui descend derrière le couvent de la Recoleta.

Fernando était là depuis une demi-heure, quand les pas d’un cheval le firent tressaillir. La rapidité de la pente forçait l’animal à marcher lentement et avec précaution ; le cavalier sifflait tranquillement. « Bon, pensa le muletier, ce doit être un carcaman[1] ; un fils du pays se tiendrait mieux sur ses gardes en pareil lieu et à pareille heure. Tant pis pour lui ! son consul le réclamera s’il veut, c’est son affaire… » Et, se précipitant sur le cavalier, il l’attira violemment par le bras, lui plongea son couteau dans le flanc gauche, et le jeta sans vie sur le bord de la route. Deux ou trois onces d’or que l’étranger portait dans sa ceinture passèrent dans celle de Fernando, qui ne put s’empêcher de les faire sonner en poussant un cri de triomphe. Après ce sanglant exploit, l’assassin s’élança sur le cheval de sa victime, et prit droit devant lui à travers la pampa. Le sort en était jeté : l’honnête muletier avait franchi la distance qui le séparait du bandit ; ce premier crime avait fait de lui un gaucho malo.

— Êtes-vous bien sûr, demandai-je à Mateo, que cet homme fût auparavant un honnête muletier, comme vous le dites ? Vous vous rappelez l’effroi qu’il nous causa à la maison de poste, quand il porta la main à son couteau, en éteignant la lampe allumée devant la madone !

— Les paroles de Gil Perez l’avaient mis en colère, reprit Mateo ; je crois même qu’il tourna au mal dès ce jour-là, mais en pensée seulement. Quand il eut dans sa poche les onces d’or gagnées au prix d’un meurtre et qu’il se lança dans la plaine sur le cheval de l’homme qu’il venait de poignarder, il ne chercha plus qu’à se rallier à une bande de malfaiteurs. Les circonstances étaient favorables au nouveau genre de vie qu’il allait embrasser ; la guerre civile se rallumait dans les

  1. Expression injurieuse par laquelle les gauchos désignent les Européens.