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— Pepita, reprit le jeune homme ; vous connaissez Pepita ? Qui donc êtes-vous, seigneur cavalier ?… Ah ! mais, c’est vous, don….. vos noms français sont si difficiles à retenir ! Et par quel hasard vous rencontré-je ici ?

— Par le hasard des voyages qui me ramène au Chili avant de me pousser vers le cap Horn ; mais vous, qui borniez vos pérégrinations à parcourir les pampas de Buenos-Ayres à Cordova, quel sort heureux vous amène sur ma route au-delà des Andes ?

— Un sort heureux ! répliqua Mateo en secouant la tête… Je suis ici exilé, réfugié, proscrit ! Vous êtes surpris, n’est-il pas vrai, de trouver au milieu d’une foule joyeuse, qui rit et s’amuse, un pauvre diable qui n’a plus ni patrie ni asile ? Que voulez-vous, mon ami ! J’aime de passion les beaux-arts, et, dans cette gaieté populaire, je puise pour quelques instans l’oubli de mes maux… Permettez-moi d’envoyer des rafraîchissemens à cette baylarina. N’est-ce pas qu’elle danse à merveille ? Ma bourse n’est pas trop garnie ; mais, en cherchant bien, j’y trouverai encore une piécette pour encourager le talent.

En achevant ces paroles, il fit verser un verre de limonade glacée qu’un garçon de café alla porter à la danseuse. Celle-ci, en recevant le verre de limonade, promena ses regards autour d’elle pour savoir à qui elle était redevable de cette politesse. Mateo répondit par un geste galant au coup d’œil interrogateur de la jeune fille, qui le salua poliment, et reprit à sa bouche la cigarette qu’elle venait de prêter un instant à sa voisine.

— Sur vos grands théâtres, me dit Mateo en me prenant le bras pour m’emmener hors du jardin, vous lancez aux artistes préférés des bouquets et des vers, auxquels souvent ils ne font guère attention ; nous nous contentons, dans ces petites réunions musicales et dansantes, d’offrir aux virtuoses ce simple verre d’eau glacée qui les comble de joie… Pure politesse, après tout, et qui ne tire pas à conséquence !

En quittant le jardin, nous nous dirigeâmes vers le Tajamar. La nuit était silencieuse et sereine ; nous entendions bruire à nos pieds les eaux de la rivière, et, sur l’obscurité du ciel, nous distinguions les cimes de la Cordilière, qui gardaient encore un certain éclat lumineux. « Voyez, s’écria Mateo, appuyant ses deux bras sur le parapet, voyez quelle barrière immense s’élève désormais entre mon pays et moi : soixante lieues de montagnes, de précipices, de neiges….. et un arrêt de proscription ! Une de ces révolutions qui éclatent comme l’orage est venue bouleverser notre paisible cité de Cordova. Le parti auquel j’appartenais a succombé dans la lutte, mon petit patrimoine a été presque entièrement absorbé par les amendes que nous a fait payer le vainqueur, et je m’estime heureux d’avoir sauvé ma tête. Vous vous souvenez de la soirée que nous passâmes ensemble à la esquina ?