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en inclinant jusqu’à terre leurs naseaux fumans. Les bouviers, couchés entre la couverture de cuir qui recouvre ces maisons ambulantes et les ballots superposés, piquaient l’attelage au moyen de longs aiguillons suspendus en équilibre au-dessus de leurs têtes. Comme la route, fort étroite en cet endroit, était obstruée d’arbres morts et envahie par des buissons épineux, les immenses charrettes, forcées de se suivre pas à pas, se heurtaient et s’accrochaient successivement aux mêmes obstacles. De ces secousses multipliées résultait un mouvement de lente oscillation et de roulis qui faisait craquer les essieux et frémir les roues. Quand le convoi tout entier se fut déroulé dans l’espace vide dont la maison de poste marquait le centre, les chariots se rangèrent sur une ligne, en ordre de bataille, comme des fourgons d’artillerie ; le timon s’abaissa, les jougs furent déposés à terre à la place qu’occupaient les bœufs. Les animaux, qu’on venait de délier, allèrent rejoindre le troupeau de rechange qui marchait derrière le convoi, sous la conduite d’une douzaine de cavaliers. Bientôt sortit des coins les plus obscurs de ces chariots toute une population étrange, piqueurs de bœufs portant le caleçon blanc brodé, le châle de laine roulé autour des reins, le poncho rouge et bleu, le bonnet pointu orné de rubans verts ; femmes et enfans, passagers de tout âge qui s’étaient joints à la caravane pour faire à bon marché une traversée de trois cents lieues. On voyait aussi de jeunes filles au teint cuivré, aux allures hardies, embarquées gratis à la suite de quelque bouvier de bonne mine. Ce fut en un instant comme un bruit de ruche autour du convoi ; ceux-ci coupaient le bois, ceux-là couraient à la fontaine, d’autres piquaient en terre, devant le feu, des broches de bois chargées d’énormes tranches de viande.

Chacun de ces convois obéit à un chef ou capataz qui, galopant à cheval sur les flancs, en tête ou en queue de la colonne, selon la nature des lieux et les périls du chemin, commande à cette horde indisciplinée, et maintient de son mieux la subordination parmi ces hommes sauvages. Il lui faut, pour se faire respecter, de la fermeté et de l’audace, souvent même c’est d’un coup de couteau qu’il impose silence à un mutin. La troupe qui prenait position ce soir-là devant la poste où nous passions la nuit venait de Salta, comme l’avait supposé Torribio, et, ainsi que semblait l’espérer doña Ventura, elle avait pour chef Gil Perez. Celui-ci, en bon général d’armée, ne descendit de cheval que quand il eut vu son monde campé convenablement. Nous étions rentrés dans la salle des voyageurs ; Pepa venait d’y reparaître : elle avait jeté sur ses épaules un châle de soie sorti des fabriques de Lyon, nuancé des couleurs les plus disparates, et posé sur sa tête un peigne à la mode de Buenos-Ayres, large de vingt à trente pouces et haut d’un pied. Cette parure extravagante nous semblait infiniment moins