Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/585

Cette page a été validée par deux contributeurs.

au moins et par éclairs le sentiment d’une transformation nécessaire qui, mettant les œuvres de l’intelligence plus en harmonie avec la situation des choses, leur donnerait par là plus de valeur pratique et une plus haute signification morale.

Entre les rares ouvrages qui ont aujourd’hui le privilège de nous captiver, il faut compter ceux où l’intérêt historique vient s’unir à l’intérêt littéraire. L’histoire du dernier siècle en particulier s’offre pleine, pour nous, d’un étrange et douloureux attrait, et c’est ici le cas de rappeler la vieille maxime du droit français si pittoresque d’expression : le mort saisit le vif. Notre temps n’échappe pas à cette loi ; quelque abîme qui nous sépare d’hier, quelque effort que nous ayons fait pour briser la chaîne des traditions, le passé nous tient par tout ce que nous sommes, il revit dans nos idées et dans nos mœurs, dans nos croyances et dans nos passions. Les partis qui se disputent le pays et les systèmes qui le divisent ont également leurs racines profondes au-delà de 1789.

Dans un ouvrage[1] où le charme des détails se marie heureusement au fond sérieux de la pensée, M. Bungener ramène une fois de plus notre attention vers le XVIIIe siècle, vers les idées qui l’animèrent et les hommes illustres qui en furent comme l’éclatante incarnation. Il y a cela de remarquable dans le jugement qu’il en porte, que, rendu par un protestant au lendemain des bouleversemens politiques de 1848, il contient la condamnation de la philosophie au nom de l’esprit d’examen, et de la révolution au nom du libéralisme déçu dans ses espérances. Entraîné malgré lui sans doute au-delà des bornes d’une réaction légitime par le dégoût qu’inspire aux cœurs droits l’œuvre sauvage des démolitions sans nécessité, M. Bungener ne s’est pas rendu exactement compte de la portée de sa sentence, et peut-être aussi a-t-il trop écouté un zèle exclusif, le zèle de secte. Si la révolution française, au lieu d’être absolument anti-chrétienne, n’eût été qu’anti-catholique, ne lui aurait-il point pardonné davantage ? C’est l’une de ses plus fermes croyances, que, protestant, notre pays se fût mieux défendu des commotions violentes et de l’incrédulité. Illusion pure ! L’Angleterre dissidente a eu sa révolution comme nous la nôtre, et ses sectes l’ont déchirée à l’égal de nos partis. Où triomphe aujourd’hui dans toute sa force l’impiété divine ? En quel lieu le panthéisme a-t-il élevé ses chaires les plus retentissantes ? Dans l’Allemagne réformée. Là, le docteur Strauss, usant jusqu’à l’extrême limite du droit d’interprétation individuelle en ce qui touche la lettre des livres saints, n’a-t-il pas réduit à l’état de mythe abstrait la vivante personnalité du Christ ? et les disciples de Hegel, poursuivant de conséquence en conséquence les prémisses posées par le maître, n’ont-ils pas installé l’homme à la place de Dieu ?

Une erreur plus grave de M. Bungener, parce qu’elle est partagée par une foule de bons esprits comme lui subitement troublés au spectacle des maux actuels, c’est d’avoir confondu sous un commun anathème, dans ses appréciations de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, dans sa critique des idées du XVIIIe siècle, des hommes et des choses très différens. Voyant l’irréligion partout, partout la révolte, à peine a-t-il aperçu des nuances où il y avait des murs de

  1. Voltaire et son Temps, 2 vol. in-12. Paris, chez Joël Cherbuliez, place de l’Oratoire, 3 ; Genève, même maison ; Leipzig, chez Michelsen et Ch. Twiet neyer.