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la première partie de sa requête avait seule des chances de succès, et, calculant que les prisonniers rançonnés pourraient lui demander leur argent après l’insuccès de la seconde, ou tout au moins le traiter d’escroc, ce qui eût nui à sa considération de prophète, il se dit que le plus court était de leur fermer la bouche. En conséquence, il dénonça du même coup et les prisonniers qui avaient méconnu son influence vaudoux, et quelques-uns de ceux qui venaient de payer tribut à cette influence, certain que les autres souscripteurs de ce sauvetage à forfait verraient là un conseil éloquent de discrétion[1]. Disons cependant que, par un scrupule de délicatesse, il chargea les prisonniers qui l’avaient payé, et qu’il ne dénonçait que par nécessité de position, beaucoup moins que ceux dont il avait à se plaindre.

Parmi ces derniers, c’est-à-dire parmi les incrédules, était le général Céligny Ardouin, qui gisait enchaîné depuis quinze mois dans le cachot où on l’avait jeté tout tailladé de coups de sabre. Soulouque ne l’avait pas encore fait condamner, et on ne savait trop pourquoi, car il n’entendait jamais prononcer ce nom sans entrer dans un de ces terribles accès de fureur[2] devant lesquels se tait tout conseil de clémence. La dénonciation de frère Joseph flattait donc doublement la superstitieuse haine de Soulouque. Le général fut mis immédiatement en jugement avec neuf de ses compagnons (juillet 1849). L’unique témoin à charge entendu refusa net de prêter serment, disant pour sa raison qu’il n’était pas convenu de prêter ce serment sur le Christ. Les juges ne s’arrêtèrent pas à ce détail, et les considérans de l’arrêt, dont nous n’avons pas pu nous procurer le texte, énoncèrent bravement le fait dont venait de déposer ce témoin, le fait d’argent donné pour maléfices et neuvaines destinés à faire périr le président ou à le rendre insensé. Les rédacteurs de notre formulaire juridique, en usage dans les tribunaux haïtiens, ne se seraient pas doutés qu’il devait, en l’an 1849, servir de cadre à une accusation de sorcellerie. Après avoir payé ce tribut à l’universelle lâcheté, les juges eurent pourtant le courage (dans la circonstance, c’était réellement du courage) de ne prononcer la peine de mort que contre trois accusés. Trois autres furent condamnés à trois ans de réclusion, et les quatre restans acquittés,

  1. On m’a assuré que des haines occultes avaient désigné à frère Joseph les prisonniers qu’il devait dénoncer de préférence, et que ce fut là pour le papa vaudoux l’occasion d’une spéculation aussi lucrative que les deux autres.
  2. Par une étrange fatalité, le malheureux Céligny-Ardouin avait, deux ou trois années avant et grace à sa position de ministre, sauvé la vie à son dénonciateur, frère Joseph, qui était alors sous le coup d’une condamnation capitale. Coïncidence plus étrange encore, le frère de l’homme en qui Soulouque semblait avoir résumé sa haine contre la classe de couleur était justement cela à qui il devait son élévation à la présidence.