Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/542

Cette page a été validée par deux contributeurs.

SOULOUQUE : Va pour quarante-huit… En revanche, cette magnifique campagne, qui ne nous a coûté que la mort de quarante-sept braves, a laissé de cruels souvenirs aux rebelles. Ils ont perdu tant de monde qu’on était incommodé, pendant plusieurs lieues, de l’infection de leurs cadavres. N’est-ce pas qu’on en était incommodé ?

LES GÉNÉRAUX : Oui, président ! (Contraction générale de narines. Un duc futur fait mine de chercher un mouchoir de poche absent.)

SOULOUQUE, souriant : Ce n’est pas leur faute, car ces lâches coquins ne songeaient guère à me tenir tête. Couraient-ils, les malheureux ! couraient-ils ! … À propos, n’a-t-on pas parlé de prétendus coups de canon que nous aurait envoyés au passage la flottille des rebelles ?… (Fronçant le sourcil :) Je serais curieux de savoir si ce sont les mulâtres d’ici qui ont fait courir ce bruit…

UN GÉNÉRAL, de la dernière promotion : Oui, président !

SOULOUQUE : Je crois que je me déciderai à imposer enfin silence à messieurs les mulâtres. On a parlé aussi de canons abandonnés…

Voix NOMBREUSES : Non, président, vous n’avez pas abandonné de canons !

SOULOUQUE (sèchement) : C’est ce qui vous trompe ; j’en ai abandonné quelques-uns, et je savais ce que je faisais. Puisque nous devons aller occuper définitivement dans six mois le territoire insurgé, ne sommes-nous pas sûrs de les retrouver ? A cette annonce d’une nouvelle campagne qu’ils maudissaient au fond du cœur, les généraux venaient, l’un après l’autre, solliciter du président la faveur d’en faire partie. — « Oui, disait le président en s’animant par degrés, vous et tous les autres, vieux et jeunes, tous ceux qui sont en état de marcher… les piquets aussi ! J’y mettrai, s’il le faut, toutes mes ressources, toute mon existence, car j’ai juré de soumettre les rebelles. Il ne faut laisser chez eux ni poule ni chat vivans… Je les poursuivrai jusqu’au fond de leurs bois et jusqu’au haut du Cibao[1] sans pitié, comme cochons marrons !

CHOEUR GÉNÉRAL : Comme cochons marrons ! »

Un violent hoquet de colère interrompait habituellement cette sortie de son excellence, dont les yeux devenaient comme toujours sanglans, et les lèvres blanchâtres. Le président ne reprenait quelque sérénité qu’en racontant le mal que, dans sa retraite précipitée, il avait eu le temps de faire aux Dominicains : l’incendie du bourg d’Azua, de toutes les habitations et distilleries dans un rayon de deux lieues, des chantiers de bois d’acajou, des champs de cannes ; la destruction de Saint-Jean et celle de Las Matas, celle enfin de toutes les bananeries, sans compter l’exécution des prisonniers, heureusement en fort petit nombre,

  1. Noyau d’une chaîne de montagnes très élevée.