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sept ou huit honnêtes gens qui restent dans l’entourage de Soulouque n’oserait courir les risques d’une interprétation semblable. En attendant, les piquets et leurs amis perpétuent, dans le ressort des commandemens dont ils sont investis, le système de terreur qu’ils exerçaient, en 1848, sur les grandes routes. Soit par fanatisme de reconnaissance pour l’homme sans lequel ils seraient encore réduits à voler des cannes à sucre ou à mendier, soit parce que la plupart d’entre eux ne se sentent pas la conscience bien nette à l’endroit de la conspiration qui a coûté la vie à Pierre Noir[1], tous ces étranges généraux s’évertuent à faire preuve de dévouement à leur façon, c’est-à-dire en découvrant dans chaque bourgeois un suspect. Sous l’empire de ces obsessions que personne ne combat, les élans de sauvage défiance que Soulouque semble parfois trouver contre les véritables suspects reprennent leur direction première. Les prisons et les cachots ne rendent aucun de leurs captifs, hormis ceux que la maladie ou la faim délivrent, et si les arrestations et les exécutions sont devenues plus rares, c’est que la matière commence à s’épuiser.

L’impulsion ne peut venir ici que des consuls, et les occasions ne leur manquent pas. La haine des mulâtres n’étant en quelque sorte, chez la crapule en place, qu’une nuance de sa haine des blancs, il n’est sorte d’avanies et d’extorsions qu’elle épargne à ceux-ci. Un jour, des Européens, et de ce nombre notre agent consulaire des Cayes, sont insultés et frappés au sortir d’une audience de la justice de paix où ils avaient été appelés en témoignage, et l’autorité locale leur refuse brutalement protection. Un autre jour, c’est un piége qu’on tend à des capitaines de navire prêts à mettre à la voile pour les faire tomber en flagrant délit de contrebande, et, le piège n’ayant pas réussi, l’autorité ne retient pas moins les navires en offrant (verbalement bien entendu) aux capitaines de leur épargner, moyennant finance, les lenteurs ruineuses que peut entraîner une enquête judiciaire. Aux moindres prétextes, les négocians étrangers sont en outre arrêtés et traduits devant les tribunaux. Voici un échantillon de ces prétextes. L’an dernier, un jeune noir de quinze ans, travaillant sur une habitation, imagina par passe-temps d’empoisonner un Français qui gérait cette habitation, en introduisant dans une bouteille de terre, où il avait l’habitude de boire, du duvet de bambou et des racines de pommes-roses. À peine le Français eut-il goûté de ce breuvage, qu’il regarda avec défiance le jeune noir qui le lui avait présenté. Celui-ci s’enfuit à toutes jambes, fut ramené et conduit chez le commandant de place des Cayes, à qui il avoua qu’il avait voulu, à la vérité, empoisonner le Français, mais

  1. L’idée de constituer le sud en état indépendant s’est reproduite, depuis 1844, à chaque prise d’armes des piquets.