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ordinaires des partis, le général Narvaez occupe encore une grande place dans les affaires de la Péninsule.

Au fond, d’ailleurs, je ne me méprends pas plus sur la situation de l’Espagne que sur celle de tous les pays où se reproduit ce phénomène de la prépondérance militaire dans la politique : c’est le propre des temps arrivés à des luttes extrêmes. Si cette prépondérance est un gage de sécurité, elle est aussi un des plus éclatans symptômes du péril commun des sociétés, et il ne faudrait point tourner les yeux vers ceux qui l’exercent pour se décharger entre leurs mains de la peine d’agir, pour remettre à eux seuls le soin de guérir nos plaies morales, comme ils nettoient nos rues avec leurs bataillons, ou dispersent les exhibitions obscènes des factions. De singuliers esprits se sont plu à imaginer pour ces vaillans défenseurs de l’ordre européen je ne sais quel rôle de prédomination personnelle du droit divin et absolu de la force, je ne sais quel césarisme qui serait véritablement l’art de jouer aux dés le pouvoir et la civilisation sur le tambour d’un bivouac. C’est étrangement comprendre les instincts, les besoins, les tendances de la société moderne dans ses plus cruelles défaillances, que de lui proposer un remède qui ne vaudrait guère mieux que le mal, qui n’en serait même que la continuation sous une autre forme. D’un autre côté, n’est-ce point un triste appât à offrir aux ambitions légitimes que celui de cette vulgaire domination de hasard emportée par la force, sans cesse menacée par la force ? Le rôle des généraux aujourd’hui en Europe est grand et efficace, et à quoi tient cette efficacité et cette grandeur ? C’est que, par intelligence comme par habitude de fidélité, ils savent ne point séparer leur cause de ce qui est juste et vrai ; c’est qu’ils savent ne laisser atteindre, ni en eux ni en leurs soldats, cet esprit de discipline et ce sentiment du devoir qui font la supériorité réelle de ceux qui les possèdent dans les temps de relâchement ; c’est qu’ils savent ce qu’il y a de vertu dans le mot par lequel le langage populaire caractérise encore, avec une énergique simplicité, la vie militaire : servir ! Oui, servir, — non des intérêts transitoires, non des caprices de partis, non de petites passions, mais servir l’intérêt permanent de la société, servir l’ordre politique et l’ordre moral renaissant : là est leur grandeur, de même que là est la condition de l’efficacité de leur action. C’est à ce titre que le général Narvaez peut mériter une place parmi les premiers serviteurs de l’ordre en Europe, comme il s’est fait déjà le premier serviteur de la monarchie en Espagne.


CHARLES DE MAZADE.