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telle qu’elle s’offrait alors. Depuis le premier jour, en septembre 1836, où Espartero avait été placé à la tête de l’armée du nord opérant contre le principal foyer de la guerre civile, l’œil le moins exercé avait pu voir grandir en lui la tendance à s’attribuer une prépondérance jalouse et exclusive, non-seulement dans la direction des combinaisons militaires, mais encore dans la direction politique du pays ; de son quartier-général, il forçait le pouvoir lui-même à plier sous ses volontés. Retranché dans une sorte d’indépendance menaçante, il empêchait de gouverner, et refusait en même temps d’accepter la responsabilité du gouvernement. Le résultat, c’était une impuissance politique radicale et la débilité chronique des cabinets qui vivaient ou mouraient à Madrid suivant la tolérance ou les hostilités du généralissime. La création de l’armée de réserve en 1838 et la nomination de Narvaez à ce grand commandement n’avaient d’autre sens, dans la pensée du ministère d’Ofalia, que de balancer par une force rivale l’influence abusive exercée par le chef de la principale armée de l’Espagne, et de se préparer les moyens de lui résister. Ce n’était autre chose qu’un développement nouveau de cet antagonisme dont je signalais l’origine, et qui était destiné à grandir encore entre Espartero et Narvaez.

Espartero comprit la portée de la mesure qui plaçait Narvaez à la tête d’une armée de quarante mille hommes. Il s’opposa à la formation de la réserve, réclama l’incorporation dans son armée des troupes qui avaient opéré dans la Manche, et réussit à faire entrer au ministère de la guerre Alaix, le chef de la division indisciplinée de la Cabra, le seul général devant qui Narvaez n’eût point à incliner son épée. Le malheur du parti modéré espagnol qui, par une fortune singulière, était sorti en majorité de la première application de la constitution de 1837, qui avait l’immense adhésion du pays, ç’a été de ne point avoir dans ces instans difficiles le sentiment vigoureux de ce qu’il se devait comme grand parti politique. La seule explication de cette impuissance, c’est le besoin universel de tout sacrifier aux nécessités de la guerre ; mais encore fallait-il que cette guerre fût conduite de manière à ne point faire sortir la révolution de la défaite de l’insurrection carliste. Le parti modéré avait figuré alternativement, il est vrai, dans les faibles ministères qui s’étaient succédé ; cependant il perdait en réalité chaque jour le pouvoir devant l’ascendant d’un chef d’armée qui, après avoir commencé par faire prédominer sa personnalité militaire, devait finir par identifier ses griefs avec une politique directement contraire à la politique conservatrice et légale de l’Espagne. L’épée de Narvaez était appelée, on le voit, à exercer tôt ou tard une influence décisive, surtout à la tête d’une force animée de son esprit et de son courage. En présence de l’avènement d’Alaix au ministère, le jeune général comprit sans doute qu’il devait se réserver pour des circonstances