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tricotaient en silence dans une obscurité presque complète. Telle est, à huit heures du soir, la vie pastorale prise sur le fait, elle est la même, ou à peu près en tout pays. Je suis loin d’en contester les paisibles jouissances que j’apprécie autant qu’un autre, mais je crois fermement que l’homme qui, après avoir été élevé à Paris, se trouve renfermé pour toujours à la campagne, loin du bruit et des villes, sans agitation et sans inquiétudes, arrive le plus souvent, après quelques années d’un honnête ennui, à une certaine tranquillité d’esprit ou plutôt à une grande indolence morale qui le préserve de toute sensation violente, sans le rendre pour cela plus heureux. Ne rêvez pas pour lui ce calme complet, cette inaltérable sérénité que les poètes chantent, mais qui ne se rencontré ni dans le monde ni même au cloître. Il a, comme le moine, ses tracas, ses craintes, ses jalousies, et, comme l’homme des villes, son ambition et son envie. Ses pensées ont une autre source et d’autres mobiles ; elles ne sont ni plus pures ni très différentes. Replié sur lui-même, resserrant sa vie entre les quatre haies de son champ et l’univers dans son horizon, son imagination s’éteint peu à peu ; son esprit se rétrécit avec le cercle où il se renferme, se confine dans les infiniment petits, et parvient enfin à trouver un vif intérêt à de mesquines convoitises. Il ne faut pas se figurer davantage que cette existence exclusivement solitaire, qui appauvrit l’intelligence, soit saine pour le corps. Quand on dit que la vie active, le les travaux de l’esprit, la lutte des passions, les émotions ardentes usent bientôt un homme, on se trompe ; c’est le contraire qui est vrai. L’honnête, comme le fer se rouille plus vite qu’il ne s’use. Ce qui mine, ce qui éteint, ce qui abat, ce qui tue, c’est le sommeil de l’imagination et de l’ame ; c’est le manque d’aspirations fécondes et de passions entraînantes. Pensando s’invecchia, dit-on en Italie, dans ce pays de la vie en plein air, du soleil et des amours ; oui sans doute on se vieillit en pensant sans agir, mais on s’abrutit plus vite encore et l’on meurt en ne pensant pas. Voyez ce que l’ennui de sa villégiature a fait en peu d’années de tel de vos amis dont vous connaissiez les facultés brillantes ? Voyez surtout quelle vieillesse précoce surprend les femmes de province au milieu de leur existence si saine en apparence et si paisible ? Je me disais ces choses en remarquant l’obésité prématurée de notre ami. Il pesait au moins cent kilogrammes ; il souffrait, disait-il, de rhumatismes, et il redoutait la goutte. Depuis sa sortie du collége, il n’avait cependant pas quitté le fief paternel, sa vie était une éternelle églogue, et nous le retrouvions impotent et vieux, tandis que nous nous sentions, nous, ses camarades, pleins de jeunesse et d’ardeur, après avoir pourtant dépensé, sans trop y regarder notre verve en tous pays.

On devine quel effroi causait aux ménagères notre arrivée subite.