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à les concentrer, les forces du parti modéré, il fallut trancher une seconde question non moins épineuse. « Vous nous conseillez, écrivait-on de toutes parts à Paris, de ne porter que le général Cavaignac ou le prince Louis ; dites-nous maintenant lequel des deux vous préférez. » Et l’anxiété redoublait à chaque consultation nouvelle. On avait demandé au général Cavaignac des explications et des garanties sur la ligne de conduite qu’il comptait suivre, une fois consolidé dans un pouvoir de quatre années ; il les refusait avec une fierté douce, mais opiniâtre ; il trouvait avoir fait assez pour n’avoir pas besoin de promettre davantage ; on le quittait avec plus de sympathie peut-être pour son caractère, mais avec plus de doute sur la direction et sur la portée de ses idées politiques.

Lorsqu’on s’approchait du prince Louis (et ici je parle sur des renseignemens certains, mais étrangers, car je n’eus l’honneur de parler au prince pour la première fois qu’entre le 10 et le 20 décembre), on recevait au contraire les réponses les plus catégoriques. Ses idées sur la liberté de l’enseignement, sur la décentralisation, l’élévation de ses sentimens, dépassaient l’espérance de ceux qui allaient l’interroger, et l’on n’éprouvait plus que l’embarras de concilier ce langage avec celui de quelques-uns des partisans du prince dans la presse ou ailleurs. Chez le général Cavaignac, on était séduit par la personne et blessé par les idées ; chez le prince Louis, qu’on n’était point accoutumé à juger ni de si près ni si favorablement, on était porté à considérer ce qui séduisait comme un rêve. Chaque matin, on remettait dans la même balance les méfiances, les inquiétudes, les promesses, les espérances de la veille, et chaque soir les deux plateaux se retrouvaient chargés d’un poids à peu près égal. Avec le général Cavaignac, on avait l’avantage de pousser jusqu’à ses dernières limites l’expérimentation républicaine ; mais on n’avait fait qu’une halte depuis le 23 juin sur le point culminant entre le républicanisme de la veille et le socialisme du lendemain, et lorsqu’après l’élection force serait au général Cavaignac et à son gouvernement de se remettre en marche, il pouvait glisser du mauvais côté et entraîner la France au fond d’un abîme. Avec le prince Louis, les chances diamétralement différentes effrayaient par l’excès opposé. Il pouvait, en s’éloignant, comme il le promettait et comme il l’a tenu, des tendances démagogiques, s’élancer jusqu’aux régions impériales, et enlever le régime constitutionnel sur la croupe de son cheval. Avec le premier, la France pouvait se décomposer peu à peu et mourir par infiltration ; allait-elle avec le second, se briser en une seule journée d’aventure et périr par apoplexie ? Voilà quelle était la préoccupation constante, l’angoisse ; l’insomnie des hommes que l’on travestissait en conjurés savourant comme une jouissance ou créant à plaisir les difficultés de la situation.