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gnent à la face du pays entre les pouvoirs investis du soin de le conduire. Les volontés les plus violentes et les plus contradictoires se déclarent une guerre ouverte dans la sphère officielle. Le pays n’en ignore absolument rien. Il ne s’en inquiète pas davantage. Il y a eu crise de cabinet pendant huit jours : on a vu des temps où il n’en eût pas fallu la moitié pour déterminer la panique à la Bourse et l’insurrection dans la rue ; la crise a semblé s’aggraver plutôt que s’adoucir depuis que le cabinet reformé a reparu devant la chambre ; la crise est encore suspendue sur tout l’état, et c’est à peine si l’on y songe dans la masse de la population. On l’avait prise plus au sérieux à son début qu’on ne l’y prend à sa fin. Ce ne sont pas seulement les fonds publics qui tiennent contre cet ébranlement venu d’en haut et non plus d’en bas, c’est l’industrie elle-même qui continue ses commandes. Ni le travail ni l’argent n’ont déserté la place. Le ministre des finances, que ce soit bravade ou non, choisit ce moment-là pour baisser d’un demi pour cent l’intérêt des bons du trésor, comme si la confiance des particuliers encombrait le trésor de ses dépôts à mesure que l’horizon public s’assombrit davantage. En un mot, tandis qu’autrefois les agitations des gouvernés troublaient le sommeil des gouvernans, tout le trouble qui se manifeste depuis quinze jours au faîte de l’état ne réussit pas à déranger le calme des simples citoyens. Et pourquoi ce calme imperturbable du pays à côté de ce déchirement des pouvoirs ? Parce que le pays a cru discerner que la dernière menace, que l’ultima ratio dont ces pouvoirs irrités pensent à s’armer l’un contre l’autre, c’était en somme l’impossible, parce qu’il a bien pu se résigner à tous les tiraillemens, à tous les achoppemens, mais que par cela même il a perdu la foi dans les coups de baguette, et qu’il sait bien que les magiciens d’expérience ne travaillent que pour les auditoires convaincus. Les partis font grand bruit de leurs expédiens héroïques ; ils crient de toutes leurs forces qu’ils sont décidés, qu’ils sont tout prêts ; leurs expédiens ne tiennent plus qu’à un fil, ils vont les lâcher. Le public a déjà levé tant de fois la tête sans rien voir se détacher, qu’il s’est persuadé que le fil est plus solide qu’on ne dit ou qu’on ne pense, et il ne se trompe pas. Il ne s’occupe donc plus de ces épées de Damoclès, il ne se demande même guère si l’opération qu’elles lui feraient en tombant serait ou nuisible ou salutaire ; il est sûr qu’elles ne tomberont pas ; il s’en va tout droit à ses affaires de tous les jours.

On dira sans doute que c’est là l’hébètement d’un peuple épuisé qui perd la conscience de son propre état, et renonce de guerre lasse au souci de ses destinées politiques : soit. Les révolutions multipliées laissent après elles une sorte de stupeur qui peut bien à la longue en amortir les coups, et si cette insensibilité est en elle-même une misère et un abaissement de plus, par cet autre côté pourtant, elle est aussi un bienfait ; mais les révolutions ont quelquefois un autre résultat et peut-être plus fatal : c’est de susciter des pouvoirs et des partis qui, moins appliqués à les apaiser qu’à les renouveler, se consument dans des luttes inutiles, qui, n’entendant faire le bien qu’avec de grands frais et de grandes inventions, attachent un tel prix à l’honneur de le faire ainsi, qu’ils ne songent plus qu’à se disputer cet honneur, par-là même stérile. Vainement ils promettent à l’envi d’inaugurer, chacun à sa mode, mais tous dans des voies magnifiques, une ère de résurrection nationale ; la seule concurrence de leurs plans les annule les uns par les autres, et augmente cette lassitude de la foule