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M. Céligny Ardouin dut momentanément la vie à cette brusque diversion ; Soulouque se contenta de le faire jeter dans un cachot. Ceux des généraux de couleur qui avaient pu se cacher dans les appartemens furent consignés au palais, où ils devaient attendre plusieurs jours, dans un morne effroi, et sans autres nouvelles de l’extérieur que le bruit des feux irréguliers qui annonçaient la continuation des massacres, qu’on statuât sur leur sort. Au nombre des personnes qui avaient réussi à s’évader par le jardin étaient le général Dupuy, dernier ministre des relations extérieures, et le général Paul Decayet, dernier commandant de la place, qui passait, quoique noir, pour dévoué à la classe de couleur. Ce groupe de fuyards avait laissé derrière lui une tramée de huit cadavres, qu’on enterra, chose à noter, sur place, c’est-à-dire dans ce sol fraîchement remué par les superstitieuses fouilles de Soulouque. Soulouque se préoccupait assurément fort peu, comme on s’en convaincra, de dissimuler la trace de ses vengeances ; pourquoi donc cette sépulture insolite ? Était-ce le mystérieux complément de quelque conjuration vaudoux, cette oblation humaine venait-elle apaiser le courroux du fétiche vaincu ?

Voyons maintenant ce qui se passait dans la ville. Au signal d’alarme, les gardes nationaux, qui n’avaient pas pour le moment de colonel, s’étaient rendus à l’état-major de la place pour recevoir des ordres et demander des cartouches. Les mulâtres, qui, en leur qualité de suspects, se trouvaient plus intéressés que les noirs à faire montre de zèle, étaient arrivés les premiers, et le vague pressentiment d’un danger commun avait insensiblement rapproché leurs groupes. Ils s’étaient désignés par cela même aux défiances qu’ils redoutaient, et le commandant de place Vil Lubin alla leur dire brusquement « Vous n’avez rien à faire ici, vous autres ; retirez-vous. » Dans la circonstance, cette exception n’avait rien de rassurant. Les mulâtres purent croire qu’on ne leur ordonnait de se disperser que pour les arrêter, peut-être les massacrer isolément, et la scène d’épouvante qui commençait en ce moment aux alentours du palais vint corroborer ces appréhensions. Sans s’être concertés, tous les hommes de couleur armés se retrouvèrent donc réunis sur la place Vallière. Ils se dirigèrent de là sur le quai, d’où ils pouvaient espérer de se réfugier au besoin sur les navires en rade, et s’alignèrent assez confusément le long des magasins. La plupart manquaient de munitions. Le chef de police Dessalines, fils de l’homme si atrocement célèbre, vint les examiner de près, en détail et en silence. Ils crièrent : Vive le président ! vive la constitution de 1846 !

Le second cri gâtait un peu l’effet du premier, et, quelques instans après, un détachement de la garde, infanterie, cavalerie et artillerie, sous les ordres des généraux Souffrant, Bellegarde et Similien, déboucha