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« général en chef des réclamations de ses concitoyens. » Un murmure désapprobateur circula toutefois dans les groupes, pendant que les regards erraient de quelques noirs bien vêtus à quelques mulâtres en haillons perdus dans la foule. J’ai trop généralisé, dut penser Accaau, et il reprit : « Tout nègre qui est riche et qui sait lire et écrire est mulâtre ; tout mulâtre qui est pauvre et qui ne sait ni lire ni écrire est nègre. »

Un jeune noir d’une trentaine d’années, attaché comme ouvrier à une guildive (fabrique de tafia) du voisinage, et qui, pour sa part, ne savait ni lire ni écrire, sortit alors des rangs, et dit à son tour à la foule : « Accaau a raison, car la Vierge a dit : Nègue riche qui connaît li et écri, cila-là mulâte ; mulâte pauve qui pas connaît li ni écri, cila-là nègue. » Puis il joignit dévotement ses oraisons aux oraisons d’Accaau. Ce jeune noir s’appelait Joseph, et, à partir de ce jour ; il se fit appeler frère Joseph. Coiffé d’un mouchoir blanc, vêtu d’une chemise blanche qu’emprisonnait un pantalon également blanc, il marchait, un cierge à la main[1], au milieu des bandes d’Accaau, qu’il édifiait par ses neuvaines à la Vierge, qu’il maîtrisait par son crédit bien notoire auprès du dieu Vaudoux, et dont il tranchait, aux heures de pillage, rares cas de conscience par la distinction obligée : Nègue riche qui connaît li et écri, cita-là mulâte, etc.

Le communisme nègre était, comme on voit, fondé, et rien n’y manquait, ni cette impartialité de proscription qui sait tenir la balance égale entre les aristocrates du sang et ceux de l’éducation ou de la fortune, — ni la religiosité mystique des petits-fils de Babeuf. — ni même leur tartuferie pacifique et fraternelle, témoin le bulletin où Accaau raconte son expédition contre les boutiquiers réformistes des Cayes. « Il était loin de notre pensée de livrer aucune bataille, dit le paterne brigand ; mais seulement nous voulions présenter nos réclamations dans une attitude qui prouvât que nous y tenions… » - Quoi de plus naturel ! Comme quelque autre part au 16 avril, au 15 mai, au 23 juin, il est bien convenu que, s’il y a conflit, c’est la réaction seule qui l’aura cherché. En effet, aux Cayes comme quelque autre part, l’incorrigible bourgeoisie, qu’on priait uniquement de vouloir bien mettre la clé sous la porte, reçut fort mal cette requête ; laissons parler Accaau : « Je fis connaître par une lettre au conseil municipal la cause de notre prise d’armes. Une réponse verbale, s’appuyant sur la semaine sainte, qui ne permet aucune affaire sérieuse, est le seul honneur qui nous fut fait, et le même jour, à onze heures

  1. Le jour où Toussaint Louverture entra en campagne contre Rigaud, il se ceignit aussi la tête d’un mouchoir blanc, et, un cierge à chaque main, alla se prosterner sur le seuil de l’église de Léogane, puis il monta en chaire pour prêcher l’extermination des mulâtres.