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me manquer de foi, et j’arracherai de mon cœur un amour dont elle n’est plus digne.

Geronimo étendit la main d’un air tout-à-fait majestueux et débita la trentième stance d’une voix haute et vibrante :

 Egli al lucido scudo il guardo gira…..

Il n’était pas arrivé au huitième vers que déjà les gamins se regardaient en souriant. Les mots de biscéliais, de Pancrace, de comédien de San-Carlino circulaient de bouche en bouche. Un vieux matelot, assis dans un coins, s’écria :

— N’avez-vous pas honte d’écouter braire ce ciuccio biscegliese, et de l’encourager à estropier les vers du Tasse ?

Un éclat de rire général interrompit l’orateur au milieu du discours d’Ubaldo. L’abbé descendit de la tribune et prit la fuite. On le poursuivit jusqu’au bout du môle en criant : Au Pancrace, à l’âne ! biscéliais ! Geronimo, rentré chez lui, appela son groom :

— Petit malheureux, lui dit-il avec fureur, je ne sais à quoi tient que je ne t’assomme. Si tu m’avais averti de mon accent biscéliais mon mariage ne serait point manqué.

— Quel accent ? répondit Antonietto. je ne l’ai pas remarqué, excellence.

— Tu trouves donc que je prononce purement le napolitain ?

— Excellence, comme les vieux commissionnaires de la place du Castello.

— Écoute, mon ami, ne cherche plus à me déguiser la triste vérité. Il m’importe de la connaître. Voici un demi-carlin que je te donnerai, si tu me dis sans détour ce que tu penses de ma prononciation.

— Puisque votre seigneurie l’exige et que ma franchise peut lui être utile, je lui avouerai donc qu’en l’écoutant, les yeux fermés, on jurerait qu’elle porte une perruque rousse avec une queue, un gilet en tapisserie et une culotte courte, comme un certain personnage de comédie… mais en ouvrant les yeux, quel contraste ! ô surprise ! on voit un prince plus beau que le soleil. Telle est la vérité sans déguisement.

Antonietto étendait déjà le bras pour saisir le demi-carlin déposé sur la table ; mais l’abbé s’empara de la pièce de cuivre, la remit dans sa poche, et tirant le groom par l’oreille :

— Traître ! s’écria-t-il, tu me flattes encore ! Je retire la récompense que tu ne mérites point. Tu n’es et ne sera jamais qu’un guaglione.

Geronimo ne pouvait plus se le dissimuler. Depuis trois mois qu’il habitait Naples, il y jouait, à son insu, un personnage ridicule, et donnait le divertissement à tous ceux qu’il fréquentait. Aussitôt sa mémoire lui rappela des sourires, des chuchottemens ironiques, des