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un honneur illégitime. Voilà, certes, une maladie toute spéciale, une variété bien rare de la monomanie vaniteuse qui pousse tant de gens à poursuivre la gloriole littéraire ! Lav-Engro sait pourtant nous la faire comprendre, et nous associer à la compatissante bienveillance qu’il éprouve lui-même pour cet hôte qui pourrait être, à la rigueur, ou sir Égerton Bridges, ou Beckford, l’auteur de Wathek. Il ne tiendrait qu’au jeune écrivain, s’il voulait subir les liens de l’hospitalité, de faire halte dans l’opulente demeure où on voudrait le retenir ; mais son humeur l’emporte encore une fois : — Marche ! marche ! lui crie la voix secrète. Lav-Engro reprend son essor vagabond.

Un jour, au bord de la route, il aperçoit un pauvre cabaret : — aire bien sablée, longue talle blanche. À cette table, un homme s’est accoudé, pensif et triste ; près de lui sa femmes dont les yeux sont rougis par des larmes récentes ; entre eux un enfant maigre, chétif, pitoyable : trois malheureux, bien évidemment. Le jeune voyageur essaie de les consoler à sa manière, en les invitant à partager son pot d’ale. En effet, à mesure que le gosier s’humecte, les yeux se sèchent, les langues se délient aussi. Le pauvre chaudronnier raconte son histoire à Lav-Engro. On lui a pris toute sa fortune, — le grand chemin. Il avait son district, sa battue, sa tournée, ses cliens, leur confiance, et il vivait ; mais l’Étameur Rouge (Flaming Tinman) est venu s’en emparer de haute lutte. Il a dit à son collègue, le légitime possesseur « Dans toute l’étendue de ce qui était ton domaine, si je te retrouve, je t’assommerai. » L’Étameur Rouge, cela va sans le dire, est un gaillard herculéen ; il a de plus sa femme, Marguerite-la-Grise, qui, à elle seule, suffirait pour terrasser un homme de force moyenne, et aussi une jeune servante, — Isopel Berners - espèce de géante aux nerfs d’acier. Le malheureux chaudronnier, devant des forces si supérieures, n’a pu que battre en retraite. Cependant, un jour, stimulé par le besoin, il franchit les limites prohibées, comptant bien esquiver, par de savantes marches et contre-marches, la rencontre de son redoutable antagoniste. Vain espoir : l’Étameur Rouge et lui se trouvent face à face. Le moment est venu de combattre pro anis et focis ; ou de lâcher pied ; lâcher pied, c’est mourir de male faim. Le combat s’engage donc : véritable lutte homérique, moins les discours préalables. La femme du chaudronnier voit son mari près de succomber, et c’est pour elle en définitive, c’est pour leur enfant qu’il a tenu ferme ! Aussi s’élance-t-elle à son aide ; mais Marguerite-la-Grise, impassible jusqu’alors sur sa charrette, saute par terre aussitôt, et… tirons le rideau sur cette scène d’un pathétique inénarrable. Le chaudronnier a été vaincu, voilà ce que nous ne pouvons dissimuler. Pour tout bien, il ne lui reste plus que sa charrette inutile, son poney poussif, un matelas et sa couverture, une poêle à frire et un chaudron, plus les outils