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des Gorgios… Mon nom est Herne, et je descends des Chevelus… Sachez que je suis dangereuse !… » Nonobstant ces menaces, Lav-Engro ajouta le rommany à ses conquêtes philologiques. Pour le coup, il avait mérité son surnom.

Cependant aucune : carrière ne s’ouvrait pour lui. « Que ferons-nous, disait son père, de cet enfant qui, partout et en toute occasion, s’instruit au rebours de mes volontés, apprend l’irlandais dans une classe de latin, le bohémien dans une ville anglaise ; et, chemin faisant, ne se prépare à aucune profession ? » Il fut décidé que le malheureux étudierait les lois. On le mit chez un avocat, où il passait huit heures par jour derrière un noir pupitre, occupé à copier des actes de procédure et à commenter Blackstone, le Barthole anglais. Ce fut là, — pouvait-on le prévoir ? qu’il rencontra le poète Ab-Gwilym et qu’il s’initia aux beautés sauvages de certaines odes et de certains cowydds amoureux adressés, il y a cinq cents ans environ, par ce barde gallois aux femmes des chieftains de la Cambrie.

À quoi bon lutter contre sa destinée ? Le frère aîné de Lav-Engro, — ce frère si beau, si bien doué, — n’avait pu rester au service, où son père l’avait fait entrer, dès l’âge de seize ans, avec une commission de lieutenant. Entraîné par un irrésistible penchant, il voulait consacrée sa vie à la peinture, visiter l’Italie, s’inspirer des grands maîtres, leur donner peut-être un successeur : Il fallut céder à ses désirs. Il partit pour Londres, emportant la bénédiction de son vieux père et un petit pécule prélevé sur les économies de la famille. Lav-Engro le vit s’éloigner d’un œil jaloux ; mais il arriva, pour le consoler, qu’un vieux campagnard et sa femme, touchés des attentions qu’il avait pour eux, quand ils venaient consulter son patron, lui offrirent, n’osant le rémunérer autrement, un vieux volume relié en bois, rempli de caractères bizarres, et qu’avaient laissé chez eux, lui dirent-ils, des naufragés danois, auxquels ils avaient donné asile. Un livre danois ! Oh ! bonne fortune inespérée ! Mais comment en venir à bout sans grammaire et sans lexique ? Lav-Engro, fort heureusement, se souvint que la Société biblique distribuait, à bas prix, ses livres saints traduits en toutes langues ; il obtint une Bible danoise, et, par la simple conférence des textes, il vint à bout du mystérieux volume que la tempête lui avait apporté sur ses ailes d’écume et de flamme : c’était le Kaempe-Viser, un recueil d’anciennes ballades « colligées, nous dit Borrow, par un particulier nommé Anders Vedel, lequel vivait en compagnie d’un certain Tycho Brahé, et l’aidait à faire des observations sur les corps célestes dans un endroit appelé Uranias-Castle, sur la petite île de Hveen, en plein Cattegat. »

Cependant le hasard, — toujours le hasard, — avait conduit dans la ville qu’habitait le jeune philologue un juif nommé Mousha, qui lui