Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brillantes couleurs et le vif regard l’avaient séduit. C’était tout simplement une vipère. Quelques années plus tard, vaguant aux environs de Norman-Cross (où nos pauvres soldats prisonniers ont tant souffert), il lui arriva d rencontrer un homme dont la mise et les allures singulières excitèrent sa curiosité. Cet homme, porteur d’un sac de cuir, hantait, aux heures de grand soleil, les broussailles et les haies. Il scrutait, sur a poudre du grand chemin, certains vestiges allongés, certaines empreintes tortueuses. — Un jour, Lav-Engro le vit sortir, triomphant, d’un taillis qui joignait la route. Un gros serpent se tordait entre ses doigts serrés, et n’en alla pas moins rejoindre, dans la poche de cuir, vingt autres reptiles pareils, la chasse d’une matinée. Ces deux incidens eurent une influence marquée sur la destinée de Lav-Engro. Il voulut, lui aussi, prendre des serpens. Le chasseur en question lui découvrit la vertu spéciale qu’exige ce périlleux métier, et lui apprit en outre à porter sur lui une vipère apprivoisée. Or, certain jour qu’ayant surpris en besogne deux faux monnayeurs bohémiens, l’enfant courait grand risque d’être assassiné par eux, sa vipère le sauva. Superstitieux comme ils le sont tous, les gypsies auxquels il avait affaire le prirent d’abord pour un fils de serpent, un sorcier, et leur respect pour lui ne diminua guère quand ils durent le reconnaître, après explications suffisantes, pour un simple Sap-Engro, un docteur ès-serpens. Ce fut en cette qualité que notre écolier contracta une sorte d’alliance fraternelle avec un jeune bandit à peu près de son âge, maître, jasper (autrement dit Petul-Enrgro, le maître ès-fers-à-cheval), le propre fils des deux fabricans de fausse monnaie.

Quelques années s’écoulèrent avant que le hasard donnât une suite à cette étrange aventure. En attendant, Lav-Engro, qui n’avait pas encore mérité ce surnom de mâitre ès-langues, continuait son éducation, de çà, de là, dans le nord de l’Angleterre, en Écosse, en Irlande, partout où le régiment faisait halte, — son père se regardant comme obligé de l’envoyer à l’école, dès qu’il le pouvait, et recommandant expressément qu’on lui apprît « la Grammaire latine de Lilly. » A ceci par-dessus tout tenait cet excellent homme ; sur la parole d’autrui, bien entendu. « Si l’enfant sait Lilly par cœur, ne vous inquiétez pas du reste, » lui avait dit je ne sais quel pédant ecclésiastique. Une fois cette consigne acceptée, le capitaine-instructeur ne s’en départit plus. L’enfant apprit Lilly d’un bout à l’autre et mot pour mot. Comment il devint philologue à ce métier-là, Dieu seul le sait.

À la haute école d’Édimbourg, que sa plume nous dépeint comme eût pu le faire Wilkie avec ses crayons, Borrow débute par acquérir, avec une rapidité surprenante, le patois écossais. Plus tard, débarquant en Irlande, et placé dans un séminaire protestant, au lieu de s’abandonner aux charrues du Gradus latin et du Jardin des racines grecques,