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une érudition bizarre, et qui serait un crime irrémissible auprès de bien des lecteurs, si l’écrivain n’était le premier à la tourner en plaisanterie ; — érudition très fautive d’ailleurs et très incomplète, car cet homme qui sait l’arménien, l’irlandais, le rommany, qui traduit couramment l’hébreu, qui lit dans l’original les Histoires danoises de Snorro Sturleson et goûté dans leur texte gallois les beautés du poète Ab-Gwilym, nous donne çà et là des échantillons plus qu’équivoques d’un français désespérant. — Vous voyez que de conditions défavorables, que d’obstacles à la popularité du talent, si réel qu’on l’admette ! quels sacrifices imposés aux routinières habitudes du public ! Et ne faut-il pas beaucoup de verve éloquente, beaucoup d’esprit alerte, beaucoup de ressources originales pour faire excuser tant de lacunes et de disparates ? Par bonheur, verve, esprit, originalité, George Borrow a tout cela, et dans les récits les plus dénués de fond, les plus insigniflans en apparence, sa plume ingénieuse sait découvrir des sources d’intérêt inattendues.

Lav-Engro, — ou si vous voulez George Borrow, — nous racontant son enfance traînée de pays en pays à la suite d’un régiment où son père avait le grade de capitaine instructeur, n’a devant lui que des matériaux de valeur assez mince. La vie uniforme des casernes et des camps volans, quelques retours sur le passé de sa famille, originaire de Normandie et chassée de France par la révocation de l’édit de Nantes, quelques détails sur sa mère, pieuse protestante, dévouée à ses devoirs, — les souvenirs donnés à un frère bien aimé, dont l’intelligence précoce, la beauté, le courage, faisaient l’admiration des siens ; et que l’impitoyable mort leur ravit de bonne heure, — la description enjouée des maîtres que le hasard lui donna tour à tour, des écoles où il poursuivi tant bien que mal des études à chaque instant interrompues. — il n’y a point là, on le voit, pour le narrateur, une bien riche matière. Dickens, dira-t-on, a tiré parti d’un thème pareil et non moins ingrat dans son beau roman autobiographique, David Copperfield ; mais, en se confinant dans la réalité plus étroitement que Dickens. Borrow a eu à lutter contre des difficultés plus grandes, et il se montre quelquefois supérieur au romancier par cela même qu’il invente moins, s’il invente, et qu’il donné de lui-même ce qu’on appellerait volontiers un procès-verbal psychologique plus minutieusement exact, plus précis, plus savant. Il y a tels détails dans le récit de Borrow, et, par exemple, l’analyse de ses sensations devant les gravures de Robinson Crusoé, — tellement vrais, tellement authentiques, qu’ils vous font tressaillir comme une révélation inattendue, une surprise intime, nonobstant leur insignifiance et leur puérilité apparentes.

Lav-Engro nous raconte qu’un jour, — il avait trois ans, — sa mère, épouvantée, le surprit tenant à pleines mains un petit animal dont les