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au milieu de soldats dont les armes chargées résonnaient sur la terre. Puis les rangs s’ouvrirent, le pieux fardeau fut emporté. Après avoir traversé, nous aussi, le terrain de cette héroïque défense ; nous vîmes à deux cents pas de Djema, sous l’ombrage de grands caroubiers, au milieu d’une prairie, la pierre funéraire qui fut élevée à nos soldats. Chacun se découvrit devant le tombeau où la mort du combat avait réuni le soldat et l’officier. Cinq minutes après, nous entrions à Djema. Ce poste-magasin est bâti sur le bord même de la mer, à l’embouchure d’une petite rivières entre deux falaises escarpées, où l’on aperçoit les ruines de villages anciens repaires de pirates. Des baraques de planches, une muraille crénelée, de grands magasins, des cabarets sur le rivage quelques barques de pêcheurs, les embarcations de la marine ; en rade des bricks de transport, parfois, un bateau à vapeur de guerre ; au milieu de tout cela des soldats affairés, des cantinières et des marchands voilà Djema.

Le séjour en est triste, et, lorsque la paix règne dans le pays, la chasse et l’étude sont les seules ressources de ceux qui sont condamnés à tenir garnison dans un de ces postes avancés. Bien des gens de France s’en étonneront ; ils ont peine à se figurer des officiers au teint hâlé, à la longue barbe, pâlissant sur des livres, se livrant à des recherches scientifiques ou à des passe-temps littéraires. Rien n’est pourtant plus exact ; c’est même l’un des caractères particuliers à cette armée d’Afrique, où l’intelligence et les choses de l’esprit ont une part si grande. Cette tendance a toujours été favorisée par les chefs. Chaque poste a aujourd’hui sa bibliothèque établie par les soins du ministère de la guerre et composée d’environ trois cents volumes, choisis parmi les meilleurs auteurs, soit dans la science, soit dans les lettres. Ces lectures ont eu souvent une grande influence, et il serait curieux, maintenant que la génération de soldats formés par la guerre d’Afrique est appelée à peser d’un si grand poids sur l’avenir de la France, de chercher quels étaient les livres, nourriture habituelle de leur esprit ; peut-être y trouverait-on de curieux indices de caractère ; car tous lisaient, et lisaient beaucoup. Sans doute, ce serait une erreur de croire que l’armée d’Afrique n’est qu’une armée de savans ; mais il est certain que l’on retrouve souvent dans son sein des mouvemens d’intelligence que l’on ne rencontre point d’ordinaire à ce degré parmi les gens de guerre. La raison en est simple l’esprit de l’homme a besoin de variété et de changement ; s’il est forcé durant de longs mois à vivre dans une prison libre avec les mêmes personnes, au bout d’un certain temps, l’ennui le saisit ; il lui faut une distraction, et, cette causerie, qui lui est nécessaire, il la trouve avec ceux du passé, ces hommes immortels que chaque siècle lègue à celui qui vient, comme un résumé de l’esprit de la génération entière, comme un viatique pour les hommes condamnés encore à la peine et au labeur.