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cents hommes paraissaient hurler presque à la fois. La détonation du canon, auquel je mis le feu, ébranla tous les échos.

Bientôt le mur fut garni de soldats espagnols, et les décharges se succédèrent rapidement. Quoiqu’elles commençassent à devenir meurtrières, l’ardeur de vaincre fit qu’aucun de nos soldats ne lâcha pied. Nous répondîmes au feu de l’ennemi. Les cavaliers qui traînaient le canon redoublèrent d’efforts ; mais au moment où ils allaient tourner l’angle du mur d’enceinte pour longer celui qui faisait face à l’hacienda, et dans lequel la grande porte était enclavée, un fossé profond et large les arrêta. À moins d’un pont volant, il était impossible que le canon franchît cet obstacle inattendu.

— Nous jetterons un pan de muraille par terre, me dit Valdivia. Ces briques résisteront moins qu’une porte de chêne bardée de fer.

— C’est vrai, m’écriai-je, et je mis pied à terre pour pointer la pièce avant de la charger ; mais, au moment où je prenais mon point de mire, je jetai un cri de désappointement : par suite de la hauteur du mur et de l’inégalité du sol, le boulet ne pouvait atteindre que la terre d’un talus sur lequel s’élevaient les assises de brique. Tous nos efforts étaient perdus. Comment, en effet, abaisser ou élever la gueule d’une pièce d’artillerie privée d’affût ? Cependant une grêle de balles pleuvait sur nous. La position devenait critique. Nous ne pouvions sans échelles escalader les murs défendus par un feu bien nourri, et les cinquante hommes qui devaient combiner leur attaque avec la nôtre couraient le risque d’être tués ou faits prisonniers sans profit pour nous.

— Combien s’en manque-t-il pour que le canon porte en plein dans la muraille ? me demanda Valdivia ?

— D’un pied et demi à peu près, répondis-je en mesurant de nouveau le terrain et en tirant de l’œil une ligne jusqu’aux pieds du mur.

— Et si vous aviez un affût de la hauteur d’un pied et demi, vous pourriez ouvrir une brèche ?

— Sans aucun doute.

— Eh bien ! mon dos servira d’affût, reprit Valdivia.

- Vous plaisantez !

— Non ; je parle sérieusement.

Tout le monde connaissait la vigueur extraordinaire de Valdivia, mais personne ne s’attendait à une semblable proposition. Valdivia parlait sérieusement en effet, car il s’agenouilla, appuya ses deux mains sur le sol, et présenta la surface de ses larges épaules pour soutenir le canon.

— Essayons, dit-il. J’ai promis que nous aurions à boire cette nuit et que je sauverais l’armée du général. Allons, à l’œuvre !

Six hommes eurent toutes les peines du monde à enlever le canon à la hauteur voulue ; cependant ils réussirent à le mettre en équilibre sur le dos de Valdivia. L’Hercule supporta l’énorme fardeau sans broncher.