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nière époque philosophique dont le caractère propre, au dire de M. Rilter, consistera à réunir les tendances opposées des époques antérieures, la tendance théologique et la tendance à l’étude de la nature. L’école sensualiste, essentiellement objective, plaçait le moi dans la dépendance du non moi, puisque, d’après elle, toute connaissance venait à l’homme du dehors par l’intermédiaire de ses sens, et que nous ne jugions des choses que par la simple réflexion en nous des phénomènes du monde sensible. Kant démontra, en opposition à de telles idées, qu’une fois dans notre esprit, les sensations y prennent les formes de l’esprit même, qu’elles s’y transfigurent en objets extérieurs ; que, loin donc de dépendre du non moi, le moi le crée en réalité pour nous. De cette critique sceptique, quelle théologie pouvait sortir ? On va l’apprendre de la bouche de Fichte, disciple du philosophe de Kœnigsberg, qui, de l’aveu de M. Ritter, poussa plus loin la partie transcendante de la doctrine de Kant, et travailla à développer d’une manière plus positive ce que celui-ci n’avait établi que dans des formes tout-à-fait générales. « Il n’existe que le moi, c’est-à-dire le sujet pensant, et le non moi, c’est-à-dire le monde extérieur. C’est le moi qui se crée lui-même en prenant conscience de soi ; mais, en se créant par l’activité de la pensée, le moi crée, par ce même acte, tous les objets extérieurs. Du moi jaillit l’existence de tout ce qui peut être pensé. Dieu est une des choses qui peuvent être pensées, et Dieu appartient au non moi…Dieu, c’est donc la pensée humaine ayant l’idée de Dieu. »

Ne nous laissons point éblouir ici par la forme sophistique du discours. M. Proudhon, en les empruntant à l’Allemagne, nous a habitués à ces manières de dire familières à des gens moins préoccupés dans leurs paroles d’un désir d’exactitude scientifique que de frapper les imaginations. Fichte, il faut lui rendre cette justice, n’a point prétendu que Dieu fût créé par l’homme dans son existence même, chose trop absurde en vérité, mais seulement que l’image que nous nous en faisons est le pur produit de notre intelligence, variant de siècle en siècle et de peuple à peuple, d’où le mot d’Hegel ; Dieu n’est pas, il devient. Tel est aussi le mot de la soi-disant théologie allemande. Mais appeler un pareil système de ce nom, le peut-on bien ? Et ne fait-on pas de la sorte une volontaire confusion de la théodicée des philosophies et de la théologie des religions, dont l’une flotte dans ses doctrines à tous les vents de la libre raison, et l’autre se maintient immobile dans ses dogmes sous la garde de la foi ? Les philosophes allemands devaient pourtant invoquer quelque titre à l’appui de leur prétention de théologiens, et de théologiens chrétiens ! Leur

titre, c’est leur effort pour s’appuyer sur la révélation positive afin de poursuivre le développement historique des idées religieuses, leur parti-pris de chercher dans le commentaire vivant du vieux dogme l’accord de la raison et de la foi. Se trompent-ils ou non ? Nous penchons pour l’affirmative. Nous n’avons pas plus de confiance dans un accouplement monstrueux de la philosophie et de la religion que dans les croyances religieuses issues d’une pure démonstration logique.

p. rollet.
V. de Mars.