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Obéissant à l’inspiration de son cœur plus qu’à la raison d’état, il voulait que l’affranchissement fût immédiat et général. Le conseil obtint du tzar que cette importante résolution serait discutée à une autre séance, et dans l’intervalle on lit comprendre à l’empereur que le même oukase qui affranchirait une partie de ses sujets dépouillerait infailliblement les autres. Ceci s’explique : être libre, dans l’idée du paysan russe, c’est n’avoir plus de redevance à payer, plus de corvée à faire; mais il ne saurait entrer dans son esprit que la terre qui a nourri ses aïeux, qui nourrit sa famille, doive cesser de lui donner ses fruits; la conséquence se tire d’elle-même. Le tzar modifia l’exécution de ses projets, et ordonna qu’une commission spéciale serait formée pour examiner la question et lui proposer les moyens les plus propres à faire disparaître graduellement la servitude du sol russe sans péril pour le droit de propriété. On a déjà expérimenté actuellement plusieurs systèmes, et d’ici à un temps donné l’œuvre d’émancipation rêvée par l’empereur Nicolas pourra être terminée. En attendant, les rapports qui existent entre les paysans et les seigneurs ne justifient en rien les déclamations qui ont cours en France à ce sujet. Écoutons plutôt le digne Wassili Iwanovitch :


« — Je voudrais savoir, lui demande son jeune compagnon, si j’aurais beaucoup d’études à faire pour devenir un propriétaire habile et capable de régir mes biens.

« — C’est selon, répondit l’autre avec bonhomie; si tu as des dispositions, il te suffira d’une trentaine d’années de séjour à la campagne. Une première vérité que je veux te dire, et qu’aucun Allemand ne saurait comprendre, c’est que si l’on donnait le choix aux paysans entre un méchant propriétaire et un bon intendant, ils ne balanceraient pas et choisiraient le premier, en disant : « Il est bien un peu capricieux, exigeant, injuste; mais il est notre père au fond, et nous sommes ses enfans. » Cela est ainsi, ajouta l’excellent Wassili Iwanovitch; il existe entre la noblesse et le paysan russe une alliance dont le principe a quelque chose de saint, et que nul peuple étranger ne saurait comprendre. S’il y a soumission de l’un à l’autre, cette soumission n’est point l’effet de la crainte, comme celle de l’esclave envers son oppresseur; elle est volontaire et filiale; elle naît d’un bon sentiment, et se justifie par la conviction profonde de trouver protection et appui.

« Tu comprends bien que le paysan a besoin de ta présence et de savoir qu’il travaille pour toi et que tu le vois; alors il travaille avec joie et courage. Voici ce qu’il dit : « Après Dieu et le grand tzar, la loi ordonne de servir le maître. » Il est humiliant de travailler pour le premier venu, tandis qu’en travaillant pour un maître, on ne fait qu’obéir à la volonté de Dieu. Mais si les paysans se donnent à toi, tu te dois à eux; c’est justice. Sois toujours franc à leur égard; ils détestent la ruse; elle détruit la confiance. Veille à ce qu’ils soient toujours à leur aise, et ne souffre jamais de mendians dans tes villages. Pour être à son aise, un paysan doit posséder une isba bien couverte, avec sa remise, dans laquelle doivent se trouver deux chevaux, une vache, deux veaux, dix moutons, un porc, puis deux traîneaux, une charrue, une herse, deux faucilles, etc.