Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

douleur ; il s’informa vivement aux pêcheurs rassemblés des circonstances du défi, et, quand ils lui eurent tout raconté, il leur demanda plus bas si le danger était véritablement grand. Les pêcheurs se regardèrent sans répondre et haussèrent les épaules. Enfin gros Pierre, qui suivait les barques de l’œil, fit un geste de mauvais augure.

— Hormis le jusant qui les aide, tout est contre eux, dit-il ; le vent les hale toujours au sud, et il leur faudra courir bord sur bord dans un courant où chaque copeau[1] peut les remplir. Sans compter que s’ils approchent de l’île, ils trouveront les rafales, et alors, gare à chavirer ! — Puis, M. le recteur peut voir lui-même que la mer a une mauvaise figure ; partout des vagues courtes qui scient une barque en deux morceaux ; l’orage est sous l’eau, et c’est bien le pire. Regardez, ne dirait-on pas que la mer bout et fume ? Le diable y a mis le feu ! À bien dire, on ne peut jamais croire des hommes perdus tant qu’ils ont une planche sous leurs pieds et un chiffon de toile sur leurs têtes ; mais, aussi vrai que j’ai été baptisé, si j’étais dans leurs peaux, je n’aurais plus d’espérance que dans la miséricorde de la Trinité.

— Adressons-nous donc à elle, dit M. Lefort avec ferveur, et demandons-lui ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes, un miracle !

À ces mots, il entra dans le cimetière, et, s’arrêtant au pied de la croix, commença à haute voix la prière consacrée par l’église aux voyageurs en péril. Les femmes, agenouillées sur les tombes, répétaient en chœur les répons, tandis que les hommes, debout et tête nue, regardaient alternativement le prêtre et l’horizon. Annette était restée parmi eux, et, bien que ses mains se fussent jointes, bien que sa bouche répétât machinalement la prière, ses yeux ne quittaient point la mer, où se trouvait alors exposé tout ce qu’elle aimait. Les deux barques continuaient à louvoyer à peu de distance l’une de l’autre, mais diversement dirigées. Tandis que celle du traîneur de grèves marchait à petite toile, en courant de longues bordées et en évitant le flot, celle de Goron, comme impatiente d’être suivie, naviguait au plus près et s’efforçait de piquer dans le vent, malgré la grosseur de la mer. Plusieurs fois on la vit s’enfoncer dans la lame, y rester prise un instant, et ne se relever qu’avec peine. Les plus vieux pêcheurs désapprouvèrent à demi-voix l’imprudence du patron.

— Il veut arriver le premier par orgueil, dit l’un d’eux ; que Dieu lui pardonne ! l’orgueil le perdra.

— Le voilà qui change de bord, reprit gros Pierre ; toujours trop court !

— Et il va entrer dans le grain, ajouta le premier interlocuteur. Sur mon salut ! c’est à cette heure, mes gens, qu’il faut prier pour lui.

  1. Copeau, nom donné à la lame qui embarque dans un canot.