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désespoir à lui-même, sa plainte prenait une véhémence passionnée qui s’emparait d’Annette ; elle s’efforçait en vain de résister : tandis que ses lèvres murmuraient les expressions d’un vague espoir, tout ce qui lui restait de confiance et de courage l’abandonnait insensiblement. Cette lutte se prolongea et à son désavantage ; car, une fois le cœur de Marzou ouvert, les flots de douleur qu’il avait jusqu’alors contenus s’en échappèrent comme un fleuve débordé. Ils allaient toujours, plus bruyans et plus forts, emportant pêle-mêle ses illusions et celles d’Annette, jusqu’au moment où cette dernière, à bout de résistance, poussa un cri et cacha sa tête dans ses mains.

Le traîneur de grèves s’arrêta court. En voyant la jeune fille à ses pieds, repliée sur elle-même et les épaules soulevées par des sanglots, son exaltation parut tomber subitement, et son accent passa de l’amertume à une tristesse attendrie.

— Pauvre fille ! je la fais pleurer, dit-il. Comme si j’avais besoin de lui dire tout cela ! Mais aussi pourquoi me parler de ne plus vous voir, Niette ? Autant me dire tout de suite que je n’ai droit à aucun contentement, que je dois vivre à la manière du bétail, rien que pour vivre et sans aucune réjouissance de cœur ! Dieu en a pourtant donné à tous les autres hommes. Voyez, il y en a qui sont heureux de compter les gerbes de leurs champs, d’autres de commander à des planches baptisées, d’autres encore de dormir sous le toit qu’ils ont acheté ; mais moi, chère créature, je n’ai ni maison, ni barque, ni sillons ; je n’ai rien au monde que le petit frère qui est ma charge, et vous qui êtes ma récompense. Quand vous me riez de loin, quand vous m’appelez par mon nom, de votre voix qui ne ressemble à aucune autre, quand je sens le vent de votre passage, eh bien ! je ne sais comment vous dire cela, Niette, mais il me semble qu’un rayon de soleil me glisse au dedans ; mon sang devient léger, j’aime tout le monde, et je remercie le bon Dieu d’être sur la terre. Mais, sans vous, je deviens triste ; je me rappelle les mauvais jours, et je n’ai ni repos ni résignation.

— Mon Dieu ! mais que faire alors ? s’écria Annette, qui, au milieu de sa désolation, avait été doucement émue par les tendres paroles du traîneur de grèves ; ne comprenez-vous pas que si vous restez, il arrivera quelque malheur ?

— Ne craignez point cela, chère ame, reprit Loïs en pressant dans ses mains celles de la jeune fille. Je connais votre père et le grand Luc ; lorsqu’ils reviennent à terre, ils vont prendre leur ancrage, comme ils disent, dans les eaux de la Sardine d’argent, et, pourvu que je me tienne de côté, ils ne perdront pas leur temps à me chercher.

— Et s’ils vous rencontrent par hasard ?

— S’ils me rencontrent, mon cobriau, je ferai comme eux quand le vent menace ; je fuirai devant le temps.