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cherché, il est trouvé. La violence et l’hyperbole tiennent moins à sa manière d’écrire qu’à sa manière de penser. Il portait dans la politique cette mâle et sombre misanthropie, ces haines vigoureuses qui ne connaissent ni pitié, ni mesure, ni justice. Son esprit, d’ailleurs, avait plus de force que d’étendue, plus de pénétration que de fécondité, et il n’embrassait pas assez de choses à la fois pour s’élever à l’impartialité. Junius a beaucoup d’esprit, beaucoup de passion, peu d’idées, une confiance absolue dans sa force et dans son talent, une aveugle indignation contre le mal qu’il voit ou qu’il suppose, la conviction qu’il exerce un ministère pénal contre le vice puissant. C’est de quoi expliquer ses défauts, son mérite et ses succès. Sa morale est à la fois sévère et peu scrupuleuse. Dans un ordre d’idées fort différent, il a quelque chose de Rousseau, hormis pourtant la sensibilité et l’imagination. Enthousiaste de ses idées, soupçonneux, intolérant, implacable, il se croit une Némésis inspirée, et sa vengeance lui semble la justice.

Les passions qu’il excitait, parce qu’il les ressentait lui-même, sont éteintes. L’impartiale histoire a infirmé sur plus d’un point important le témoignage de sa haine. Il n’est plus en Angleterre l’oracle de toute politique libérale, et son livre a cessé d’être, comme on le disait, la Bible de l’opposition. Son talent même, son talent, toujours admiré et auquel, en le combattant, rendait hommage le sévère Johnson, a été ramené par la critique moderne à ses proportions véritables, et on reconnaît aujourd’hui à l’écrivain plus d’habileté que d’inspiration. Cependant un intérêt puissant s’attache encore au nom de Junius : c’est que ce nom est celui d’une ombre, et le mystère entre pour beaucoup dans sa gloire. « Rien, dit Horace Walpole, ne peut surpasser la singularité de cette satire que l’impossibilité d’en découvrir l’auteur. » Il nous reste à dire si cette impossibilité existe encore, et à raconter les recherches qui ont été entreprises, les efforts qui ont été faits depuis trois quarts de siècle, pour résoudre ce problème historique, et découvrir enfin le vrai visage de this epistolary Iron Mask, comme l’appelle lord Byron.


CHARLES DE REMUSAT.