Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

survécu ou se soient relevés, après une situation aussi désespérée, alors qu’un duc de Grafton était premier ministre, un lord North chancelier de l’échiquier, un Weymouth et un Hillsborough secrétaires d’état, un Granby commandant général, et un Mansfield chef de la justice criminelle du royaume ! »

Cette lettre produisit une certaine sensation, et fut suivie d’autres, signées du même nom et dont l’effet fut plus grand encore. Pendant trois ans entiers, Junius publia dans le même journal soixante-neuf lettres animées du même esprit, écrites dans un langage étudié et véhément, où le travail n’enlevait rien à la violence, ni la dignité à la passion : compositions sans modèles et sans rivales chez nos voisins, et qui sont restées pour eux le chef-d’œuvre de l’éloquence du pamphlet. Le succès en fut éclatant et soutenu, plus grand peut-être encore dans le monde politique que dans le peuple. Et cependant l’auteur en resta inconnu. Chose plus singulière, il l’est encore. Lui aussi, il a gardé son masque de fer. Stat nominis umbra.

Peut-être lira-t-on avec curiosité tout ce qu’il nous semble qu’on peut aujourd’hui savoir d’essentiel touchant les lettres de Junius. On en parle plus qu’on ne les connaît. On ignore communément dans quelles circonstances elles ont paru, comment elles ont été publiées, quel en est l’esprit et le contenu, ce qu’il faut penser du fond comme de la forme de ces compositions célèbres, enfin quels documens ont été réunis, quelles recherches entreprises, quels écrits imprimés pour en découvrir et en dénoncer le redoutable et mystérieux auteur. Sur tous ces points, la littérature anglaise est riche en matériaux curieux déjà mis en œuvre avec talent. Notre humble lâche sera uniquement de compiler et de traduire. En tout, l’histoire parlementaire de la Grande-Bretagne est prête ; elle existe dispersée en innombrables fragmens qui n’attendent que l’artiste dont la main leur donnera l’ensemble, la couleur et la vie. Pour nous, recueillir quelques-uns de ces fragmens est en ce moment toute notre ambition.

Les lecteurs du Public Advertiser qui, en 1769, admiraient le stylo plein de force et d’art du nouveau correspondant, auraient pu dès-lors y retrouver quelque chose d’un talent déjà connu, et la manière perfectionnée d’un écrivain qui, sous des pseudonymes variés, avait déjà contribué à la rédaction de la même feuille. Dès l’année 1767, cet écrivain y avait inséré et souscrit du nom de Poplicola une lettre où lord Chatham, alors ministre, était dénoncé à son pays ; d’autres publications, diverses de forme, inégales en mérite, mais empreintes de la même implacable sévérité, s’étaient succédé, provenant de la même origine, mais signées de noms différens. Pour bien expliquer quelle en était la portée politique, il faut remonter un peu plus haut dans l’histoire du gouvernement britannique.