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le professeur tombe dangereusement malade, et lorsque le moment suprême approche, le jeune chimiste dit au vieillard : « Vous allez laisser Charlotte sans fortune et sans appui; daignez m’accorder le droit de la protéger. Je suis pauvre, il est vrai; mais je travaillerai, et vous savez que le courage ne me manqua pas. » Pour toute réponse, le père de Charlotte unit les mains des deux jeunes gens. Charlotte s’incline en pleurant sous la bénédiction paternelle ; quelques momens après, elle n’a plus de père, mais elle a un mari.

Des années s’écoulent. Franz Iwanovitch est devenu pharmacien dans une petite ville de district; Charlotte s’est résignée à la vie paisible et obscure que lui a faite le dévouement de son mari; mais un jour le hasard amène dans la petite ville l’ancien étudiant aimé, le jeune et riche baron de Fierenheim. Charlotte le revoit, et son amour se réveille aussitôt plein de rayonnemens; cet amour se trahit devant le jeune homme, qui un moment a l’horrible idée d’en abuser. Heureusement la chaste candeur de Charlotte chasse bientôt de l’esprit du baron ces rêves coupables. La femme de l’apothicaire a compris toutefois quel danger la menace : elle comprend en même temps que le devoir lui impose un nouveau sacrifice; elle s’efforce alors de se dépoétiser aux yeux de l’homme trop adoré, et ne néglige rien pour faire ressortir ce que sa condition a d’humble et presque de vulgaire. La pauvre femme ne voit pas que cette affectation d’humilité ne fait que la relever, l’idéaliser encore. Un hasard qui fournit à M. Solohoupe l’occasion de mettre en scène un type de fâcheux très commun en Russie vient enfin mettre un terme à cette lutte pénible entre l’amour et le devoir. Il est bon de remarquer à ce propos qu’auprès du fâcheux, de l’indiscret moscovite, les importuns ridiculisés par Horace et Molière ne sont que d’innocens écoliers. Le Russe, quand il se mêle d’être indiscret, l’est avec une naïveté toute primitive qui transforme son importunité en une sorte de sauvage acharnement. Il ne se contente pas de vous demander votre nom, le chiffre de vos revenus, s’ils sont en terres ou en capitaux; qu’il vous surprenne lisant une lettre, il vous demandera d’où elle vient, qui l’a écrite, ce qu’elle vous annonce, et quelquefois même voudra la lire après vous. Ce n’est à ses yeux qu’une récréation comme une autre. Le baron a précisément affaire à l’un de ces questionneurs impitoyables ; il a reçu de Saint-Pétersbourg une lettre armoriée et parfumée. L’indiscret veut la lire, et le baron la lui jette en riant. Cette lettre est d’une de ces femmes coquettes qui sont toujours en correspondance avec quelque jeune homme à la mode. Le fâcheux ne se tient cependant pas pour satisfait d’avoir lu la lettre adressée au baron. La découverte des petits secrets qu’elle renferme est pour lui une bonne fortune dont il a hâte de faire part à quelqu’un. Il court chez l’apothicaire, ou, devant Charlotte, il parle