la queue pour attendre son tour ; moi-même j’ai attendu trois quarts d’heure pour rendre la mienne. On désarmerait ainsi toute la France sans coup férir. »
Voilà quelques-uns des traits de cette terrible époque. Est-ce assez de délire, de dégradation, de folie ? On ne peut même pas dire qu’il y ait décadence morale ; il y a abolition complète de toutes les vertus, de toutes les qualités, de tous les principes qui donnent à l’homme sa vraie valeur. Mallet d’ailleurs ne s’y trompait pas ; il avait très bien vu tout ce qu’il y avait de délire au fond de la révolution, et tandis qu’autour de lui tout le monde se demandait : Qu’est-ce que cela veut dire ? tandis que les politiques cherchaient dans des causes abstraites l’explication de tous ces malheurs, et, désespérant de la trouver, en accusaient le sort, Mallet ne songeait à incriminer ni tel ou tel homme, ni tel ou tel événement ; il parlait sans grande colère des massacres et des échafauds, comme un homme qui, connaissant à fond la nature de ses contemporains, s’expliquait très bien comment tant de crimes avaient pu être accomplis. Il n’a pu vivre assez pour lire les théories fatalistes qui ont été bâties sur le grand événement auquel il avait assisté ; mais il est probable qu’il eût pu demander où était donc la fatalité, et si c’est la fatalité qui conduit un prodigue à l’hôpital, ou qui fait tomber dans la rue un homme qui est sorti ivre. « Il faut chercher la cause de cette révolution, écrit-il à l’abbé de Pradt, dans le caractère du siècle ; à force d’urbanité, d’épicurisme, de mollesse, tout ce qui est riche, grand de naissance, homme comme il faut, est absolument détrempé. Il n’y a plus ni sang, ni sentiment, ni dignité, ni raison, ni capacité. L’amour du repos est le seul instinct qui leur reste. Ce sont les Indiens que les Mogols trouvent couchés sur des feuilles de palmier au moment où ils viennent les exterminer et les piller. Tout se réduit en dernière analyse au calcul que voici : — Combien me laisseras-tu si je te livre mes lois, ma patrie, mes autels, les cendres de mes pères, mon honneur, ma postérité ? — Lorsque les nations en sont là, il faut qu’elles périssent. » Mallet ne se lasse pas de revenir sur cette cause morale de la révolution, qui seule peut expliquer ses excès et ses crimes ; il montre à nu leur misère à ses contemporains, sans ménagement, sans crainte, même trop rudement parfois, car il les poursuit jusque dans le malheur, l’émigration et la ruine, et, lorsqu’ils font éclater leurs sanglots trop haut, il impose silence à leur douleur pour leur faire sentir combien elle est méritée. Il ne s’élève point, comme De Maistre, jusqu’aux idées d’expiation et de châtiment providentiel ; mais tous les mots terribles de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, — ceux-ci, par exemple : « Il y a des innocens sans doute parmi les victimes, mais il y en a bien moins qu’on ne l’imagine communément ; » — « jamais un grand crime n’eut plus de complices, » reviennent à l’esprit lorsqu’on lit les