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Solohoupe compte même trop sur ce charme, ce nous semble, à voir le sans-gêne avec lequel il traite quelquefois le dénoûment de ses récits. Ces nouvelles à peine achevées, et auxquelles la négligence apparente du conteur prête un attrait de plus, appartiennent à ce qu’on pourrait nommer la première manière de l’écrivain. Dans le même volume, à côté de ces gracieuses ébauches, ont pris place des récits d’une exécution plus sévère et d’une portée plus haute. Ceux-là font déjà pressentir la seconde manière de M. Solohoupe, c’est-à-dire ce mélange d’observation et d’humour, de sensibilité et d’ironie, de finesse aristocratique et de sérieux patriotisme, qui rencontre dans le Tarantasse son expression la plus complète et la plus originale.

Comment définir, par exemple, la nouvelle de M. Solohoupe intitulée la Femme de l’Apothicaire? Faut-il y voir une invention, un pur roman, ou quelque discrète confidence? L’auteur a-t-il imaginé ou s’est-il souvenu? Nous sommes dans une université allemande, à Dorpat peut-être, dans cette petite ville où M. Solohoupe a passé une partie de sa jeunesse. Un jeune étudiant est attablé en joyeuse compagnie dans une de ces tavernes si chères à la turbulente population des universités d’outre-Rhin. La table est chargée de pots de bière; on boit, on chante, et bientôt on est près de se battre. Un des convives a lancé de brutales paroles contre un vieux et savant professeur; le jeune étudiant prend la défense du vénérable maître. Un duel est décidé. Les deux adversaires croisent le fer; l’étudiant est ramené blessé dans la maison de celui pour lequel il s’est battu. Il est soigné par la fille du vieillard; quelques semaines se passent, et l’étudiant rétabli peut quitter cette maison hospitalière. Bientôt même il s’éloigne de Dorpat, mais son image est restée gravée dans le cœur de la fille du professeur, de Charlotte, dont les soins empressés ont bâté sa guérison. La maison du docteur, privée de son jeune hôte, paraît à Charlotte plus triste et plus sombre que jamais. Cependant le professeur, qui, selon l’usage allemand, reçoit des pensionnaires, accueille sous son toit un autre étudiant. Celui-là est pauvre et laid; rien n’égale sa gaucherie et sa timidité, mais rien n’égale non plus son zèle, son amour du travail, secondé par une intelligence heureusement douée. Il se destine à la pharmacie, il consacre à l’étude de la chimie, des sciences naturelles, de longues journées et des veilles non moins laborieuses. Le pauvre Franz Iwanovitch (c’est son nom) a levé quelquefois les yeux sur la douce et mélancolique figure de Charlotte; il a remarqué sa tristesse, il en connaît la cause, car la passion malheureuse de l’enfant n’est un secret pour personne : il s’est promis de se dévouer pour rendre la paix à cette ame troublée. Un jour, à la suite d’un entretien secret avec le père de Charlotte, Franz part pour Saint-Pétersbourg; son voyage est de courte durée, il ne paraît pas avoir réussi. A quelque temps de là.