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assises. Derrière ces murailles percées de nombreux sabords se trouve rassemblé plus d’artillerie qu’il n’en faudrait pour foudroyer toutes les flottes du monde ; mais ce formidable appareil ne doit pas compter sur le concours des soldats chinois. C’est à l’aspect menaçant des canons qu’est laissé le soin de mettre l’ennemi en déroute. Les mandarins n’ont voulu s’assurer ici qu’une victoire morale, et ils n’en ont jamais cherché d’autre pendant la guerre de 1840.

Ce fut un moment plein d’intérêt que celui où nous laissâmes cette imposante batterie derrière nous. La brise était fraîche ; mais, dans ce canal étroit, le vent ne pouvait soulever de bien grosses vagues. Sur les flots aplanis du Chou-kiang, la Bayonnaise volait sans roulis ni tangage, semblable à ces lutins des nuits qui courent sur l’herbe des prés sans la froisser. On eût dit que, lancée à toute vitesse vers la côte, l’imprudente corvette allait, de son beaupré, pourfendre la montagne ; pourtant, dès que le gouvernail avait tourné sur ses gonds, dès que l’écoute du foc avait relâché la toile captive, on voyait la docile carène s’élancer vers la rafale qui la courbait sous son souffle, se redresser pendant que les huniers dégonflés venaient se coller le long des mâts, puis bientôt, inclinée sur son autre flanc, raser les assises granitiques d’Anung-hoy et cingler plus rapide encore vers l’île au double sommet, dont la structure bizarre rappelle aux marins chinois l’apparence d’un tigre accroupi.

Jusqu’alors, notre navigation avait été facile ; mais il nous restait vingt-cinq milles à parcourir pour gagner le mouillage de Wampoa. Les rives du Chou-kiang, rapprochées l’une de l’autre par d’incessantes alluvions, avaient changé d’aspect. Ce n’était plus que dans le lointain qu’on apercevait les coteaux couronnés de quelques bouquets d’arbres, et qu’on voyait les vallons cultivés serpenter entre les plis de la montagne. Autour de nous s’étendaient de vastes rizières déjà couvertes d’une verdure naissante et bordées d’un long rideau de li-tchis ou de bananiers. Le canal, rétréci par ces empiétemens d’une infatigable culture, était en outre obstrué par des bancs nombreux. De l’île du Tigre à Wampoa, il présentait deux barres que la Bayonnaise ne pouvait franchir qu’au moment de la haute mer. Le pilote chinois que nous avions pris à Macao s’était adjoint, en passant devant Anung-hoy, un second pilote habitué à la navigation du cours supérieur du fleuve. De petits bateaux, montés par un seul homme et mouillés de chaque côté du chenal, nous indiquaient la limite où devaient s’arrêter nos bordées. Ces pilotes chinois sont si habiles, leurs précautions sont si bien prises, que, malgré la quantité considérable de navires qui, depuis deux siècles, remontent ou descendent la rivière, on ne cite qu’un seul naufrage dans le Chou-kiang, celui d’un vaisseau de la compagnie des Indes, qui se perdit sur une roche à l’entrée du canal de