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intime des classes populaires. C’est à force de talent et de persévérance que, d’une condition très humble, il s’est élevé à une honorable position littéraire. Long-temps aux prises avec la misère, M. Boulkoff a lutté héroïquement contre ses rudes assauts, et il est demeuré vainqueur. Son instruction solide et variée est une conquête de son âge mûr. Les récits de M. Boutkoff respirent une commisération douce et tendre pour les hommes du peuple, que le conteur peut à bon droit appeler ses frères; mais il ne les flatte point, il les montre tels qu’ils sont, dans leur vie intime, dans leurs habitudes traditionnelles, et ses tableaux nous attachent par une remarquable vigueur d’exécution. Un poète qui, obéissant à la tendance commune, a délaissé l’ode et l’élégie pour le roman, M. Tourguénieff, a montré aussi dans ses nouvelles, dans les Mémoires d’un Chasseur entre autres, petite esquisse de mœurs rustiques, un talent plein de distinction. Ce n’est pas un symptôme insignifiant en Russie que ces études sympathiques dont la vie des campagnes est l’objet depuis quelques années. Ces études indiquent les progrès rapides que font dans la partie la plus considérable du monde slave les idées de justice et le sentiment du droit naturel.

Les femmes, de leur côté, ne sont pas restées inactives, et la littérature russe contemporaine leur doit quelques-unes de ses plus gracieuses productions. Dans le petit groupe choisi qu’elles ont formé, nous rencontrons un nom tristement célèbre en France, mais que les Russes citent avec orgueil, celui de Rostopchine. La comtesse Rostopchine cultive à la fois la poésie et le roman; ses poèmes, comme ses récits, se distinguent par l’élévation des sentimens et par l’éclat soutenu de la forme. Mme Rostopchine a décrit elle-même, dans quelques vers aussi élégans qu’ingénieux (Comment une femme doit écrire), la délicatesse, la pudeur avec lesquelles une femme poète doit laisser parler son ame. Les idées qu’elle y exprime empruntent à la forme poétique un charme pénétrant et doux, qui n’en affaiblit pas l’autorité. Après Mme Rostopchine, Mmes Pauloff et Panaëff doivent encore être nommées comme ayant su garder sur le terrain des lettres quelques-unes des plus aimables qualités de leur sexe, la grâce et la modestie.

On connaît maintenant les principaux représentans de cette école réaliste dont Gogol est le chef; il en est un qu’à dessein nous nous sommes jusqu’à ce moment contenté de nommer. Faire connaître la vie et les écrits du comte Solohoupe, c’est montrer, nous le croyons, un des aspects les plus curieux du mouvement des lettres contemporaines en Russie; c’est saisir dans son expression la plus vive et la plus nette la double tendance du génie russe, partagé aujourd’hui entre le culte des vieux souvenirs et le rêve de destinées nouvelles. Par sa naissance, M. le comte Solohoupe appartient à la portion de la société russe la plus accessible aux influences européennes; mais, par les