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était peut-être un des habitans les plus heureux et les plus éclairés de la Chine. Affranchi depuis long-temps des préjugés de son enfance, désabusé des fables du bouddhisme et des rites superstitieux de la nécromancie chinoise, Ayo témoignait cependant une modeste déférence envers les opinions généralement admises par la société au milieu de laquelle il vivait. Ce philosophe sceptique avait conservé pour son pays et pour les traditions de ses ancêtres un attachement passionné qui avait dû, malgré ses constantes relations avec nos missionnaires, contribuer à l’éloigner de la foi catholique. Il appréciait sincèrement les avantages de notre civilisation, mais il défendait avec chaleur les antiques coutumes du Céleste Empire. Ce qu’il enviait surtout à l’Occident, c’était l’équité et la moralité de l’administration. Il lui semblait que si le ciel eût voulu rendre à la Chine les paternels mandarins de la dynastie des Thang ou de la dynastie des Ming, si on avait pu proscrire la vénalité des offices et les exactions des fonctionnaires subalternes, il n’y aurait point eu sur la terre de gouvernement plus parfait que celui qui siégeait à Pé-king, d’institutions plus bienfaisantes que celles dont la Chine jouissait depuis près de trois mille ans. Ce type intéressant de la bourgeoisie chinoise avait écouté patiemment les critiques et les railleries des étrangers sans rien perdre de ses tendances conservatrices. Victime résignée des abus qu’il déplorait, il s’occupait d’échapper de son mieux à la rapacité des mandarins et n’en continuait pas moins de considérer comme le meilleur des systèmes politiques celui sous lequel avaient vécu ses pères et devaient vivre ses fils.

Le bateau de notre obligeant comprador épargnait de pénibles voyages à nos embarcations. Il était rare qu’il quittât la corvette sans emporter de nombreux passagers. La mousson lui prêtait des ailes dès qu’il s’agissait de retourner au port, et, poussé par une forte brise, il laissait bientôt tomber l’ancre devant la plage que défendent les batteries de San-Francisco et de Bomparto. Un essaim de tankas, petites barques presque aussi larges que longues et bien différentes des sveltes pirogues de la Malaisie, se détachait alors des cales de granit pour venir nous offrir leurs services. Deux femmes composent tout l’équipage de ces tankas. La plus âgée supporte les plus rudes fatigues. Debout sur la poupe, c’est elle qui, d’une main nerveuse, manie la longue rame aux vibrations rapides, moteur habituel de toutes les barques du Céleste Empire; sa compagne, assise à la proue, effleure à peine le sommet de la vague du tranchant de son aviron. Ces pauvres créatures, véritables gitanas de la mer, n’ont d’autre abri contre les ardeurs dévorantes de l’été ou les rudes intempéries de l’hiver que le toit de bambou de leurs tankas; déshéritées de leur place au soleil, elles passent leur vie dans ces cabanes flottantes où leur industrie a