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subsister. L’avènement de cette école et ses rapides succès furent servis par un concours de circonstances qu’il est bon de rappeler.

Un grand talent s’offrit encore cette fois pour diriger vers un but nouveau toutes les forces littéraires de la Russie : ce fut Nicolas Gogol. Sous son influence, le roman et la comédie de mœurs prirent peu à peu la place des œuvres qui cherchaient à perpétuer la fougueuse inspiration de Pouchkine. Cette influence fut si puissante, qu’au moment de la révolution de 1848, il n’y avait plus dans la littérature russe qu’une seule tendance, la tendance nationale. La littérature avait compris les dangers de la voie où l’entraînait ce mélange de libéralisme et d’exaltation patriotique dont s’étaient trop complaisamment inspirées quelques imaginations juvéniles. A partir de 1848, la pensée politique et la pensée littéraire se trouvèrent plus que jamais réunies sur le même terrain, celui de la nationalité. Le spirituel romancier dont nous voudrions apprécier ici le talent trop discret avait été l’un des éminens précurseurs de cette alliance, et quelques mots sur le milieu intellectuel dans lequel a grandi M. le comte Solohoupe feront mieux comprendre l’intérêt qui s’attache à sa destinée littéraire.

La vive et brillante individualité de Gogol domine le mouvement contemporain des lettres russes. On ne peut saisir la portée de ce mouvement dans la critique, au théâtre et dans le roman, sans remonter aux œuvres du conteur ukrainien. En attendant qu’une plume hautement compétente apprécie dans la Revue le génie de Gogol, les qualités qui ont rendu ses écrits si chers au public russe doivent être ici rapidement indiquées. Nicolas Gogol se distingue des écrivains de son pays par une puissance d’analyse et de création à laquelle la pensée moscovite s’est rarement élevée. Il est également supérieur, soit qu’il peigne le monde visible avec une verve et une netteté toutes réalistes, soit qu’il applique ses facultés d’analyse à l’étude du monde intérieur et des phénomènes les plus secrets de l’ame. Entraîné vers la satire par un penchant irrésistible, il sait la retremper et la rajeunir par un fonds de tendresse particulier à l’esprit slave. Sous les traits de sa verve mordante, on devine la tristesse d’un cœur aimant, d’une ame compatissante. Le romancier moraliste frappe le vice, mais il gémit sur l’homme; sa voix flétrit le mal avec des accens sévères, mais son cœur est plein de miséricorde. Aussi un critique russe, M. Miloukoff, a-t-il pu dire de lui, en le comparant à Pouchkine et à Lermontoff : « Pouchkine abandonna la société par égoïsme, Lermontoff la maudit par désespoir, Gogol pleure sur elle et souffre. Ses souffrances sont d’autant plus vives, qu’il les dérobe sous le manteau du rire, tantôt bruyant, maladif et nerveux, tantôt calme, paisible et empreint d’une ironie sereine. Tel on le voit dans la dernière partie des Souvenirs d’un Fou... Impuissant à contenir plus long-temps ses angoisses, le poète y laisse enfin couler une de ces larmes qu’il