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vraiment avoir reçu en partage un esprit bien chagrin pour ne pas applaudir. A quoi bon lutter contre le plaisir qu’il nous donne? A quoi bon protester contre le charme et l’entrainement au nom de l’exactitude géométrique, au nom des lois consacrées par une longue tradition? Quand vous aurez prouvé que tel membre n’est pas attaché au torse avec une précision irréprochable, ce sera vraiment un beau sujet de triomphe! Glorifiez-vous de cette démonstration victorieuse : les hommes de sens et de goût continueront d’admirer le plafond de M. Delacroix sans tenir compte de vos chicanes. Pour ma part, je suis heureux de pouvoir louer une fois de plus ce talent si jeune, si varié, si fidèle à son passé, et pourtant si habile à se renouveler. Certes je suis loin d’accepter comme excellentes toutes les formes qu’il lui a plu de donner à sa pensée. Quand il lui est arrivé de prendre une ébauche pour un tableau, je n’ai pas cherché à déguiser mes impressions, et je me suis montré sévère comme je le devais; mais le Triomphe d’Apollon réunit tous les mérites de ses œuvres précédentes et nous révèle des mérites nouveaux. La Bataille de Taillebourg, l’Entrée des croisés à Constantinople, signes éclatans d’une imagination féconde, me plaisent moins que le nouveau plafond. L’énergie des combattans dans la Bataille de Taillebourg, la fierté des vainqueurs dans l’Entrée des croisés à Constantinople, n’enchaînent pas mon attention d’une façon aussi puissante que l’Apollon pythien. Et puis, outre l’harmonie, il y a dans cette toile immense une combinaison heureuse de tous les dons que l’auteur a prodigués depuis son entrée dans la carrière. Attitudes variées, chairs lumineuses, chevelures blondes comme les épis, grâce des mouvemens, vivacité des physionomies, tout est mis en usage pour nous éblouir, nous étonner. C’est pourquoi, malgré ma vive sympathie pour ses œuvres précédentes, je préfère son plafond à tout ce qu’il nous a donné jusqu’ici.

Au reste, la louange peut, en cette occasion, se passer du secours de la logique. Les colères, les antipathies soulevées par M. Delacroix se taisent devant le Triomphe d’Apollon. J’ai entendu plus d’un juge habitué à le maudire comme un fléau proclamer hautement les mérites de son œuvre nouvelle; l’évidence fermait la bouche à la rancune. Tout en condamnant ce qu’ils appellent les erreurs de sa jeunesse, ils ne peuvent s’empêcher de reconnaître dans le Triomphe d’Apollon une singulière puissance. J’en sais même qui, malgré leur fervente admiration pour les traditions de David, n’hésitent pas à dire que M. Delacroix a racheté, par ce dernier effort, toutes ses incartades. C’est un aveu généreux que je me plais à enregistrer.

M. Delacroix entame en ce moment une tâche délicate; la ville de Paris vient de lui confier la décoration d’une chapelle à Saint-Sulpice. Je souhaite bien vivement qu’il sorte victorieux de cette nouvelle épreuve. La peinture religieuse demande une gravité, une simplicité, dont les sujets tirés de l’histoire peuvent parfois se passer. Je dis parfois, quoique la simplicité soit partout de mise. Je désire que les sujets proposés à M. Delacroix lui permettent de déployer librement toutes ses facultés, et je désire en même temps que, sans faire violence à sa nature, il tienne compte, dans l’accomplissement de sa tâche, des conseils qu’il a négligés jusqu’ici, qu’il interroge enfin Rome et Florence comme il a interrogé Venise. Il ne faut pas s’y méprendre en effet :