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la galerie d’Apollon : je sais depuis long-temps tout ce qu’on peut attendre de la souplesse, de la fécondité de M. Delacroix. Ma sympathie pour son talent ne ferme pas mes yeux aux fautes qui le déparent : je n’ignore pas tout ce qu’on peut, tout ce qu’on doit lui reprocher, tout ce qu’il y a d’incomplet, d’indécis, d’incorrect dans le dessin de ses figures. Cependant ces objections n’attiédissent pas mon admiration pour la verve, pour la variété de ses compositions. Depuis la barque où sont assis Dante et Virgile jusqu’au plafond qui représente Apollon vainqueur du serpent Python, comptez les ouvrages que nous devons à M. Delacroix, et dites-moi quel homme nous a montré sa fantaisie sous des formes plus nombreuses. Le Massacre de Scio, la Mort de Sardanapale, la Mort de l’évêque de Liège, Médée poussée au meurtre de ses enfans par l’abandon et le désespoir, révèlent d’une manière éclatante toute l’étendue, toute la vigueur des facultés de M. Delacroix.

Trois fois déjà il nous avait montré comment il comprend la peinture monumentale. Dans le salon du roi, dans la bibliothèque de la chambre des députés, dans celle de la chambre des pairs, il nous avait donné la mesure de son intelligence. En acceptant le programme tracé par Lebrun, il se trouvait placé dans une condition toute nouvelle, et je proclame avec bonheur que cette nouvelle épreuve n’a été, pour lui, que l’occasion d’un nouveau triomphe. La donnée fournie par Ovide ne suffirait pas à remplir l’espace offert au pinceau, car Ovide nous représente Apollon comme luttant seul contre le serpent Python, et ce combat singulier, de quelque manière que s’y prenne le peintre, ne couvrira jamais une toile dont chaque côté n’a pas moins de vingt pieds. Il faut donc de toute nécessité que le peintre consente à élargir la donnée des Métamorphoses. C’est ce que Lebrun avait compris, et M. Delacroix s’est soumis docilement aux conseils de son habile devancier. Je ne m’arrêterai pas à réfuter les objections soulevées par cette donnée mythologique : je croirais, en entreprenant une pareille tâche, faire injure au bon sens du lecteur. Tous ceux qui aiment vraiment la peinture savent depuis long-temps que l’art vit de nu. C’est dans le nu seulement que le savoir se révèle. Les casques, les hauberts, les cuirasses, les tabards, les cottes de maille, quelle que soit l’habileté du peintre ou du statuaire, ne donneront jamais la mesure de ses connaissances positives. C’est au nu seul qu’il appartient de marquer nettement la place d’un homme qui pratique l’art de Phidias ou de Raphaël. Or, les sujets empruntée à l’antiquité païenne satisfont merveilleusement à cette condition. La mythologie, les âges héroïques, nous présentent la forme humaine dans toute sa splendeur. Il n’est pas possible, en traitant de pareils sujets, de dissimuler son ignorance sous l’artifice d’une draperie. Il faut, bon gré mal gré, dire ce qu’on sait. Il n’y a pas moyen d’escamoter la difficulté, c’est pourquoi je sais bon gré à M. Delacroix d’avoir accepté la donnée mythologique choisie par Lebrun. C’était la seule manière de répondre victorieusement à ses détracteurs, ou de leur prouver du moins qu’il ne redoutait pas les sujets vraiment périlleux. Il avait trouvé dans Walter Scott, dans Byron, le thème de compositions émouvantes ; mais les incrédules pouvaient toujours lui répondre : C’est au nu que nous vous attendons, et, tant que vous n’aurez pas abordé le nu, nous garderons le droit de voir en vous un peintre incomplet. Vous savez à merveille imiter la laine et l’acier ; c’est fort bien sans doute. Abordez hardiment la forme humaine.