Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/744

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est surtout intéressante à considérer le soir, durant l’hiver, au commencement de la veillée. Les hommes sont revenus de leurs travaux, les enfans ne sont pas encore couchés; on s’installe autour d’une petite lampe, dont la lumière est accrue à l’aide de globes de verre remplis d’eau; l’union la plus parfaite semble régner entre tous les cœurs. Presque toujours plusieurs familles se réunissent afin de diminuer les frais d’éclairage et de chauffage. Quelquefois, quand on travaille à certaines dentelles d’une extrême délicatesse, à ces blondes légères, par exemple, que le souffle de l’haleine suffirait à ternir, on n’ose pas faire du feu dans la crainte de la fumée, et on se rassemble alors dans les étables, où règne une douce température. Ces ateliers improvisés au milieu des animaux qui ruminent ou qui dorment ont un aspect original qui demanderait pour être rendu le pinceau des Miéris et des Gérard Dow. La veillée est le moment de l’épanchement des âmes; on y commence souvent des relations qui remplissent ensuite la vie.

Ces habitudes paisibles n’excluent pas un certain développement intellectuel. Depuis vingt ans, ce pays a, sous ce rapport, changé de face; de nouvelles routes ont été percées, les rapports avec les villes sont devenus plus fréquens, et le niveau des esprits s’est élevé. Les écoles étant assez répandues, la grande majorité des enfans apprend à lire et à écrire. Les sentimens religieux conservent leur empire, surtout parmi les pêcheurs des bords de la mer; leurs femmes tissent la dentelle, tandis qu’ils s’en vont eux-mêmes exposer chaque jour leur vie avec un courage ignoré. En face des dangers qui les entourent, ils aiment à mettre leur espoir en une puissance dont la main modère à son gré les forces les plus indomptables de la nature. Le sentiment religieux se retrouve jusque dans leurs fêtes. Il se tient, dans un village situé à petite distance de la mer et appelé Notre-Dame de la Délivrande. une assemblée annuelle qui attire toute la population du pays. Les dentellières, inclinées sur leurs métiers, en rêvent un peu toute l’année. D’immenses charrettes y conduisent entassés les habitans d’un même hameau. Les rires, les chants, le dîner en plein air, le voyage avec ses péripéties, le plaisir en un mot forme assurément le principal attrait du pèlerinage; mais on y joint toujours la visite à la chapelle de la Vierge et la prière.

Placée dans des conditions particulières, qu’il ne dépend de personne de transporter ailleurs, cette contrée échappe sans peine aux émotions de l’ordre politique; il serait inutile d’ajouter qu’elle reste étrangère aux exagérations socialistes. Elle participe à sa façon néanmoins au mouvement du siècle; elle s’est approprié en une certaine mesure les idées qui dominent notre civilisation, mais elle les subordonne à cet instinct de l’ordre sans lequel on ne réalisera jamais ni bien-être pour l’individu ni progrès pour la société.