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envier à la Russie a valu à l’empire moscovite, depuis l’année 1848, une position exceptionnelle au milieu de l’Europe, où les haines de races, les passions révolutionnaires ont tant de fois prévalu sur les intérêts de nationalité. Ce n’est pas un médiocre honneur pour les écrivains russes d’avoir énergiquement concouru, pour leur part, à fortifier, à développer ce mouvement, et de s’être associés ainsi à la pensée même qui règle depuis plusieurs années les destinées de l’empire des tzars.

L’essor d’une littérature vraiment nationale en Russie est, on le sait, de date toute récente. Les premiers temps de son histoire nous montrent la société moscovite n’échappant à la servitude que pour se jeter, sous l’influence d’Iwan-le-Terrible, dans les voies d’une civilisation, étrangère[1]. Sous Pierre-le-Grand et les successeurs de ce prince, tout occupée de sa transformation politique, la Russie ne songea guère à se donner une littérature, et l’imitation des modèles français ou allemands devint la tâche favorite de ses écrivains ; mais, une fois la transformation politique accomplie, la pensée moscovite se réveilla enfin et tenta de se produire sous une forme originale. L’entreprise était audacieuse, car les littératures de l’Europe occidentale avaient eu tout le temps d’établir fortement et profondément leur influence. Aussi les premiers efforts de l’esprit national pour s’élever à l’originalité littéraire, comme il s’était déjà élevé à la vie politique, ne furent-ils, en général, couronnés que d’un médiocre succès; ils ne devinrent vraiment significatifs qu’à l’époque où un grand poète vint les concentrer sous sa direction et les féconder par ses propres exemples : ce grand poète, ce fut Alexandre Pouchkine.

On a déjà ici même[2] essayé de caractériser l’influence d’Alexandre Pouchkine sur la littérature de son pays : quelques mots suffiront pour préciser de nouveau son rôle et celui de son école. En même temps qu’il imprimait aux créations poétiques de sa génération un caractère profond de nationalité, Pouchkine leur communiquait aussi cet esprit d’inquiète et fougueuse indépendance qui avait été pour une si grande part dans les premiers orages de sa vie. Les œuvres littéraires nées de cette influence revêtirent donc un double caractère : elles furent à la fois nationales et individuelles; elles reflétèrent à la fois les tendances de l’esprit russe et l’individualité des poètes qui se modelaient sur Pouchkine. La poursuite d’un idéal impossible. la glorification d’un vague libéralisme, l’effervescence de passions indomptables y contrariaient ou y dominaient tour à tour le travail calme et réfléchi de la

  1. Iwan IV, surnommé le Terrible, appela d’Allemagne des ingénieurs militaires pour diriger les travaux du siège de Kazan. L’influence allemande s’introduisit avec eux en Russie, et depuis lors l’action morale de l’Occident sur la société russe alla toujours en grandissant.
  2. Voyez la livraison de la Revue du 1er octobre 1847.